Ils commençaient à peine à tirer leurs jeux de cartes et leurs pipes, quand ils reçurent dans les jambes cette fille à demi nue. L'ordre du capitaine avait été hurlé d'un tel ton que personne n'y avait rien compris.
– Encore une que notre valeureux capitaine vient de mettre à mal, fit l'un d'eux. On ne peut pas dire que l'amour le rend tendre.
– Il a pourtant du succès. Ses nuits ne sont jamais solitaires.
– Dame, il les prend dans le lot des prisonnières et il leur donne à choisir entre la prison et son lit.
– Si le prévôt de Paris savait cela, il pourrait lui en cuire !
Angélique s'était relevée, toute meurtrie. Les gens du guet la regardaient calmement. Ils bourraient leurs pipes et battaient les cartes.
Hésitante, Angélique marcha jusqu'au seuil du corps de garde. Personne ne la retint. Elle se retrouva sous le passage voûté de la rue Saint-Leufroy qui faisait communiquer, par la forteresse du Châtelet, la rue Saint-Denis et le pont au Change. Les gens allaient et venaient. Angélique comprit qu'elle était libre. Elle se mit à courir, éperdue.
Chapitre 13
– Pss ! Marquise des Anges !... Attention, n'avance pas.
La voix de la Polak arrêta Angélique alors que celle-ci s'approchait de la tour de Nesle. Elle se retourna et aperçut la fille qui, dissimulée dans l'ombre d'un porche, lui faisait signe. Elle la rejoignit.
– Eh bien ! ma pauvre, soupira l'autre, nous v'là bien ! Tu parles d'une affaire. Heureusement, Beau-Garçon vient d'arriver. Il s'est fait faire une tonsure par un « frère » et après il a dit aux rouaux qu'il était abbé. Alors, pendant qu'on le transférait du Châtelet à la prison de l'archevêché, il a pris la poudre d'escampette.
– Pourquoi m'empêches-tu d'aller jusqu'à la tour de Nesle ?
– Dame ! Rodogone-l'Égyptien et toute sa bande y sont.
Angélique devint blême. La Polak expliqua :
– L'a fallu voir comme ils nous ont fait décamper ! Pas même le temps de prendre nos pelures ! Tiens, j'ai quand même pu sauver ton coffret et ton singe. Ils sont à la rue du Vald'Amour, dans une maison où Beau-Garçon a des amis et où il va loger ses filles.
– Et mes enfants ? demanda Angélique.
– Quant à Calembredaine, personne ne sait ce qu'il est devenu, continuait la Polak, volubile. Prisonnier ? Pendu ?... Y en a qui disent qu'ils l'ont vu se jeter à la Seine. Peut-être qu'il a gagné la campagne...
– Je me f... de Calembredaine, fit Angélique les dents serrées.
Elle avait saisi la femme aux épaules et lui enfonçait ses ongles dans la chair.
– Où sont nies petits ?
La Polak la regarda de ses yeux noirs avec un peu d'égarement, puis elle baissa les paupières.
– J'aurais pas voulu, j't'assure... mais les autres étaient les plus forts...
– Où sont-ils ? répéta Angélique d'une voix sans timbre.
– Jean-Pourri les a pris... avec tous les mioches qu'il a pu trouver.
– Il les a emmenés là-bas... au faubourg Saint-Denis ?
– Oui. C'est-à-dire il a emmené Florimond. Pas Cantor. Il a dit qu'il était trop gras pour qu'il puisse le louer à des mendiants.
– Qu'est-ce qu'il en a fait ?
– Il... il l'a vendu... Oui, trente sous... à des Bohémiens qu'avaient besoin d'un enfant pour le dresser à être acrobate.
– Où sont-ils, ces Bohémiens ?
– Est-ce que je sais, moi ? protesta la Polak en se dégageant avec humeur. Range un peu tes griffes, ma chatte, tu vas m'endommager... Que veux-tu que je te dise ?... C'étaient des Bohémiens... Ils s'en allaient. La bataille de la nuit les avait dégoûtés. Ils quittaient Paris.
– Dans quelle direction sont-ils partis ?
– Il y a deux heures à peine, on les a vus qui se dirigeaient vers la porte Saint-Antoine. Je suis revenue rôder par ici, car j'avais comme idée que je te rencontrerais. Tu es une mère, toi ! Les mères, ça traverse les murailles...
Angélique était écartelée par une douleur désespérée. Elle se sentait devenir folle. Florimond, là-bas, entre les mains de l'ignoble Jean-Pourri, pleurant, appelant sa mère !... Cantor qu'on emmenait à jamais vers l'inconnu !
– Il faut aller chercher Cantor, dit-elle, peut-être que les Bohémiens ne sont pas encore trop loin de Paris.
– Tu perds la boule, ma pauvre marquise !
Mais Angélique s'était déjà remise en marche. La Polak la suivit.
– Après tout, dit-elle résignée, allons-y. J'ai un peu d'argent. Peut-être qu'ils voudront bien nous le revendre...
*****
Il avait plu dans la journée. L'air était humide et sentait l'automne. Les pavés luisaient. Les deux femmes suivirent la Seine sur la rive droite, et sortirent de Paris par le quai de l'Arsenal. À l'horizon de la campagne, le ciel bas s'ouvrait sur une large déchirure d'un rouge profond. Un vent froid se levait avec le soir. Des gens des faubourgs dirent aux deux femmes qu'ils avaient vu les tziganes du côté du pont de Charenton. Elles marchaient vite. De temps en temps, la Polak haussait les épaules et poussait un juron, mais elle ne protestait pas. Elle suivait Angélique avec le fatalisme d'une créature qui avait beaucoup marché et suivi, sans comprendre, par tous les temps, par toutes les routes. Comme elles arrivaient aux abords du pont de Charenton, elles remarquèrent des feux allumés dans un pré, en contrebas de la route.
La Polak s'arrêta.
– Ce sont eux, souffla-t-elle. Nous avons de la chance.
Elles s'avancèrent vers le campement. Un bosquet de gros chênes avait sans doute déterminé la tribu à faire halte en ce lieu. Des toiles tendues d'une branche à l'autre représentaient le seul abri des Bohémiens par cette nuit pluvieuse. Femmes et enfants étaient assis autour des feux. On faisait rôtir un mouton sur une broche grossière. À l'écart, de maigres chevaux broutaient.
Angélique et sa compagne s'approchèrent.
– Prends garde de ne pas les fâcher, chuchota la Polak. Tu ne peux pas savoir comme ils sont mauvais ! Ils nous embrocheraient tout tranquillement, aussi bien que leur mouton, et personne n'en parlerait plus. Tu n'as qu'à me laisser causer, Je connais un peu leur langue...
Un grand escogriffe, coiffé d'un bonnet de fourrure, se détacha de la clarté du feu et vint à elles. Elles firent les signes de reconnaissance de la gueuserie ; l'homme y répondit avec hauteur. Après quoi, la Polak entreprit d'expliquer le but de leur visite. Angélique ne comprenait rien aux paroles qui s'échangeaient. Elle essayait de deviner sur le visage du tzigane ce qu'il pensait, mais l'ombre était maintenant opaque, et elle ne pouvait distinguer ses traits.
Enfin, la Polak sortit sa bourse ; l'homme la soupesa, la lui rendit et s'éloigna en direction des feux.
– Il dit qu'il va parler aux gens de la tribu.
Elles attendirent, gelées par le vent qui se levait de la plaine. Puis l'homme revint du même pas tranquille et souple.
Il prononça quelques mots.
– Que dit-il ? réclama Angélique haletante.
– Il dit... qu'ils ne veulent pas rendre l'enfant. Ils le trouvent beau et gracieux. Ils l'aiment déjà. Ils disent que tout est bien ainsi.
– Mais ce n'est pas possible !... Je veux mon enfant, cria Angélique.
Elle eut un mouvement pour se précipiter en direction du campement. La Polak la retint d'une poigne ferme.
Le Bohémien avait tiré son épée. D'autres se rapprochaient. La ribaude entraîna sa compagne vers la route.
– T'es cinglée !... Tu veux ta mort ?