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– Ce n'est pas possible, répétait Angélique. Il faut faire quelque chose. Ils ne peuvent pas emmener Cantor loin... loin...

– Te frappe pas, c'est la vie ! Un jour ou l'autre, les enfants s'en vont... Un peu plus tôt, un peu plus tard, c'est du pareil au même. Moi aussi j'en ai eu, des enfants ! Est-ce que je sais seulement où ils sont ? Ça m'empêche pas de vivre !

Angélique secouait la tête pour ne pas entendre cette voix. La pluie s'était mise à tomber, fine et drue. Il fallait faire quelque chose !...

– J'ai une idée, déclara-t-elle. Regagnons Paris. Je veux retourner au Châtelet.

– C'est ça, regagnons Paris, approuva la Polak.

*****

Elles se remirent à marcher, trébuchant dans les flaques de boue. Les pieds d'Angélique dans leurs mauvais souliers étaient en sang. Le vent plaquait contre ses jambes sa jupe trempée. Elle se sentit défaillir. Elle n'avait rien mangé depuis vingt-quatre heures.

– Je n'en peux plus, murmura-t-elle en s'arrêtant pour reprendre haleine. Et pourtant, il faudrait faire vite... vite...

– Attends, j'aperçois des lanternes derrière nous. Ce sont des cavaliers qui se dirigent vers Paris. On va leur demander de nous prendre en croupe.

Hardiment, la Polak se planta au milieu de la route. Lorsque le groupe parvint à leur hauteur, elle cria de sa voix éraillée, mais qui savait prendre des inflexions câlines :

– Hé ! Galants seigneurs ! N'auriez-vous point pitié de deux belles filles qui sont dans la peine ? On saura vous remercier.

Les cavaliers retinrent leurs bêtes. On ne distinguait d'eux que leurs manteaux au collet relevé et leurs feutres trempés. Ils échangèrent des paroles dans une langue étrangère. Puis une main se tendit vers Angélique, et une jeune voix française dit :

– Montez donc, ma belle.

La poigne était énergique. La jeune femme se retrouva commodément assise en amazone, derrière le cavalier. Les chevaux reprirent leur marche. La Polak riait. Voyant que celui qui l'avait prise en croupe était étranger, elle se mit à échanger avec lui des plaisanteries dans l'allemand rugueux qu'elle avait appris sur les champs de bataille.

Le compagnon d'Angélique dit sans se retourner :

– Serrez-moi bien, ma fille. Ma bête a le trot dur et ma selle est étroite. Vous risqueriez de tomber.

Elle obéit et glissa ses bras autour du buste du jeune homme, joignit ses deux mains gelées contre la poitrine tiède. Cette chaleur lui fit du bien. Elle abandonna sa tête contre le dos solide de l'inconnu et goûta un instant de repos. Maintenant qu'elle savait ce qu'elle devait faire, elle se sentait plus calme. Aux propos des cavaliers, elle comprit qu'il s'agissait d'un groupe de protestants revenant du temple de Charenton.

Peu après, ils entrèrent dans Paris. Le compagnon d'Angélique paya pour elle le péage de la porte Saint-Antoine.

– Où dois-je vous mener, ma belle ? demanda-t-il en se tournant cette fois pour tâcher d'apercevoir son visage.

Elle secoua la torpeur qui la gagnait depuis quelques instants.

– Je ne voudrais pas abuser de votre temps, monsieur, mais il est vrai que vous m'obligeriez beaucoup en me menant jusqu'au Grand Châtelet.

– Je le ferai bien volontiers.

– Angélique, cria la Polak, tu vas faire une sottise. Méfie-toi !

– Laisse-moi... Et passe-moi ta bourse. Je pourrai en avoir encore besoin.

– Et puis, après tout... murmura la fille en haussant les épaules.

Elle avait sauté à terre et prodiguait ses remerciements en langue tudesque à son cavalier, lequel d'ailleurs n'était pas allemand mais hollandais, et paraissait à la fois ravi et embarrassé de cette cordialité gaillarde.

Le cavalier d'Angélique souleva son chapeau pour prendre congé, puis lança son cheval à travers la rue large et peu encombrée du Faubourg-Saint-Antoine. Quelques minutes plus tard, il faisait halte devant la prison du Châtelet, qu'Angélique avait quittée quelques heures auparavant.

Elle descendit. De grandes torches plantées sous la voûte principale de la forteresse éclairaient la place. À la lueur rouge, Angélique vit mieux son obligeant compagnon. C'était un garçon de vingt à vingt-cinq ans, vêtu confortablement, mais simplement, de façon bourgeoise.

Elle dit :

– Je m'excuse de vous avoir séparé de vos amis.

– L'affaire n'est pas grave. Ces jeunes gens ne sont pas de ma compagnie. Ce sont des étrangers. Moi, je suis français, habitant La Rochelle. Mon père, qui est armateur, m'a envoyé à Paris pour me mettre au fait du commerce de la capitale. Je faisais route avec ces étrangers parce que je les ai rencontrés au temple de Charenton, où nous assistions à l'enterrement d'un de nos coreligionnaires. Vous voyez que vous n'avez en rien contrarié mes projets.

– Je vous remercie de me le dire si gracieusement, monsieur.

Elle lui tendit la main. Il la prit et elle vit se pencher vers elle un jeune visage bon et grave qui lui souriait.

– Je suis content de vous avoir obligée, ma mie.

Elle le regarda s'éloigner parmi l'agitation et les éventaires sanguinolents de la rue de la Grande-Boucherie. Il ne se retourna pas, mais cette rencontre avait rendu courage à la jeune femme.

*****

Un peu plus tard, Angélique pénétrait résolument sous la voûte du passage et se présentait à l'entrée du corps de garde. Un archer l'arrêta.

– Je veux parler au capitaine du guet royal.

L'homme eut un clin d'œil entendu.

– L'Ogre ? Eh bien, vas-y, ma mignonne, puisque tu le trouves à ton goût.

La salle était bleuie par la fumée des pipes. En y pénétrant, Angélique eut le geste machinal de lisser sa jupe humide. Elle s'aperçut qu'une fois de plus le vent avait arraché son bonnet, et elle eut honte en songeant à sa tête dépouillée. Elle défit son mouchoir de cou, s'en coiffa et noua les deux pointes sous son menton.

Puis elle se dirigea vers le fond de la pièce. Devant le feu de l'âtre, se détachait en noir l'imposante silhouette du capitaine. Il pérorait bruyamment, tenant d'une main sa pipe à long tuyau, de l'autre un verre de vin. Ses interlocuteurs l'écoutaient en bâillant et en se balançant sur leurs chaises. On était habitué à ses rodomontades.

– Tiens, une donzelle qui vient nous visiter, remarqua l'un des soldats, heureux de la diversion.

Le capitaine eut un sursaut et devint violet en reconnaissant Angélique. Elle ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits et s'écria :

– Monsieur le capitaine, écoutez-moi. Et vous, messieurs les militaires, venez à mon secours ! Des Bohémiens ont enlevé mon enfant et l'entraînent hors de Paris. Ils campent en ce moment près du pont de Charenton. Je vous en supplie, soyez quelques-uns à me suivre et à les obliger à me rendre mon enfant. Ils seront bien contraints d'obtempérer aux ordres du guet...

Il y eut un silence de stupeur, puis tout à coup un des hommes éclata de rire.

– Oh ! alors celle-là, c'est la plus forte que j'aie jamais vue ! Ho ! Ho ! Ho ! Une fille qui vient déplacer le guet pour... Ho ! C'est trop drôle ! Mais pour qui te prends-tu, marquise ?

– Elle a rêvé ! Elle a cru qu'elle s'appelait la reine de France !

Le rire gagnait la salle entière. De quelque côté qu'elle se tournât, Angélique ne voyait que des bouches ouvertes et des épaules secouées par un rire inextinguible. Seul le capitaine ne riait pas, et sa face cramoisie prenait une expression terrible.

« Il va me faire jeter en prison, je suis perdue ! » pensa Angélique. Prise de panique, elle regardait autour d'elle.

– C'est un petit garçon de huit mois, cria-t-elle. Il est beau comme un ange. Il ressemble à vos bébés qui dorment en ce moment dans leur berceau, près de leur mère... Et les Égyptiens vont l'emmener loin... loin... Il ne reverra jamais sa mère... Il ne connaîtra pas sa patrie, ni son roi... Il...