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Des sanglots l'étouffaient. Les rires s'effacèrent, sur les faces hilares des soldats et des gens du guet. Il y eut encore quelques ricanements, puis des regards gênés s'échangèrent.

– Ma foi, dit un vieux tout couturé de cicatrices, si cette gueuse tient à son petit... Y en a déjà assez qui les laissent au coin des rues...

– Silence ! tonna le capitaine.

Il se campa devant la jeune femme.

– Alors, fit-il avec un calme menaçant, non seulement on est une p... sans chemise condamnée au fouet, mais encore on se permet de prendre des grands airs et on trouve tout naturel de venir déranger une escouade de militaires ! Et qu'est-ce qu'on donne en échange, marquise ?

Elle le regarda ardemment :

– Moi.

Les yeux du colosse se rétrécirent, et il eut comme un sursaut.

– Viens par là, décida-t-il brusquement.

Et il la poussa dans un réduit avoisinant, qui servait de greffe.

– Qu'as-tu voulu dire exactement ? grommela-t-il.

Angélique avala sa salive, mais elle ne se déroba pas.

– Je veux dire que je ferai ce que vous voudrez.

Soudain, elle était prise d'une crainte insensée. Elle redoutait qu'il ne voulût plus d'elle, qu'il la trouvât trop misérable. Les vies de Cantor et de Florimond étaient suspendues au désir de cette brute.

Quant à lui, il se disait qu'il n'avait jamais vu une fille semblable. Un corps de déesse ! Oui. Bon Dieu, cela se devinait sous les loques. Quelque chose qui le changerait des grasses filles flétries dont il faisait son ordinaire. Mais le visage, surtout ! Il ne regardait jamais une p... au visage. Pas intéressant. Fallait-il qu'il eût vécu jusque-là pour découvrir ce que cela voulait dire, le visage d'une femme ! À vous rendre idiot, ma parole !

L'Ogre devenait songeur et Angélique tremblait. Enfin, il tendit les mains, la prit sous les aisselles pour l'attirer rudement à lui.

– Ce que je veux, fit-il d'un air féroce, ce que je veux...

Il hésitait. Elle ne soupçonna pas qu'il y avait de la timidité dans cette hésitation.

– Je veux une nuit entière, conclut-il... T'as compris ? Pas une passade entre deux portes comme je te le proposais tantôt... Toute une nuit.

Il la lâcha et reprit sa pipe d'un geste vengeur.

– Ça t'apprendra à faire la mijaurée ! Alors ? Entendu ?

Incapable de parler, elle fit un signe de tête affirmatif.

– Sergent ! clama le capitaine.

Un sous-officier accourut.

– Les chevaux !... Et cinq hommes. Que ça grouille !

*****

La petite troupe s'arrêta en vue du campement des Bohémiens. Le capitaine donna ses ordres.

– Il faut deux hommes, là-bas, derrière le petit bois, pour le cas où ils auraient l'idée de se sauver par la campagne. Toi, la fille, reste là.

Instinctifs comme des bêtes habituées à flairer la nuit, les Bohémiens regardaient déjà vers la route et se groupaient.

Le capitaine et les archers s'avancèrent, tandis que les deux hommes désignés opéraient un mouvement tournant.

Angélique resta dans l'ombre. Elle entendit le capitaine du guet qui, à grand renfort de jurons, expliquait au chef de la tribu que tous ses gens, hommes, femmes et enfants, devaient se ranger devant lui. On allait les dénombrer. C'était une formalité obligatoire, en raison de ce qui s'était passé la veille à la foire Saint-Germain. Après, on les laisserait tranquilles.

Rassurés, les nomades s'exécutèrent. Les tracasseries des polices du monde entier leur étaient familières.

– Viens ici, la fille ! beugla alors le capitaine.

Angélique accourut.

– L'enfant de cette femme est parmi vous, reprit l'officier. Rendez-le où nous vous embrochons tous.

À ce moment, Angélique aperçut Cantor. Il dormait sur le sein brun d'une Bohémienne. Avec un rugissement de tigresse, elle bondit vers la femme et lui arracha le bébé, qui se mit à pleurer. La Bohémienne cria, mais, d'une voix rude, le chef de la tribu lui enjoignit de se taire. La vue des archers à cheval, dont les hallebardes pointées en avant brillaient à la lueur des flammes, lui avait fait comprendre que toute résistance était inutile.

Cependant, il affecta une grande arrogance et fit remarquer que l'enfant avait été payé trente sous. Angélique les lui jeta.

Ses bras se refermaient avec passion sur le petit corps rond et lisse. Cantor goûtait fort mal cette reprise de possession un peu brutale. De toute évidence, avec la faculté d'adaptation dont il avait fait preuve depuis sa naissance, il s'était trouvé fort bien dans le giron de la tzigane.

Le trot du cheval, sur lequel Angélique était juchée derrière un archer, le berça, et il se rendormit, le pouce dans sa bouche. Il ne semblait pas souffrir du froid, bien qu'il fût tout nu à la façon des enfants bohémiens.

Elle le mit contre sa poitrine, sous son corsage et le retint d'un bras, se cramponnant de l'autre au ceinturon de l'archer.

Dans Paris, c'était toujours la nuit, avec ses heures qui s'écouleraient doucement vers l'ombre la plus profonde pour renaître ensuite au jour, comme un ruisseau émerge d'une prairie ou d'un invisible parcours souterrain.

Les honnêtes gens commençaient à clore leurs fenêtres et à souffler leurs chandelles. Les seigneurs et les bourgeois se rendaient aux tavernes ou au théâtre. Les petits soupers se prolongeaient par quelques verres de rossoli et quelques baisers galants. L'horloge du Châtelet sonna 10 heures.

*****

Angélique sauta à terre et courut vers le capitaine.

– Laissez-moi mettre mon enfant en lieu sûr, supplia-t-elle. Je vous jure que je reviendrai la nuit prochaine.

Il affecta un air terrible.

– Ah ! ne me trompe pas. Il t'en cuirait.

– Je vous jure de revenir !

Et, ne sachant comment le convaincre de sa loyauté, elle croisa deux doigts et cracha par terre, à la manière des gueux lorsqu'ils voulaient faire un serment.

– Ça va, dit le capitaine. J'ai pas souvent vu trahir ce serment-là. Je t'attendrai... Mais ne me fais pas trop languir. En attendant, viens me donner un bécot en acompte.

Mais elle bondit en arrière et se sauva. Comment osait-il la toucher, alors qu'elle avait son précieux petit enfant dans les bras ! Décidément, ces hommes ne respectaient rien. La rue de la Vallée-de-Misère se trouvait juste derrière le Châtelet. Angélique n'avait que quelques pas à faire. Sans ralentir sa marche, elle arriva au Coq-Hardi, traversa la salle et entra dans la cuisine.

Barbe était là, toujours occupée à tirer mélancoliquement sur les plumes d'un vieux coq. Angélique lui jeta l'enfant dans son tablier.

– Voilà Cantor ! fit-elle haletante. Garde-le, protège-le. Promets-moi que, quoi qu'il arrive, tu ne l'abandonneras pas.

La paisible Barbe serra d'un même mouvement le bébé et la volaille sur sa poitrine.

– Je vous le promets, Madame.

– Si ton maître Bourjus se met en colère...

– Je le laisserai crier, Madame. Je lui dirai que l'enfant est à moi et que c'est un mousquetaire qui me l'a fait.

– C'est bien. Maintenant, Barbe...

– Madame ?

– Prends ton chapelet.

– Oui, Madame.

– Et commence à prier pour moi la Vierge Marie...

– Oui, Madame.

– Barbe, as-tu de l'eau-de-vie ?

– Oui, Madame, sur la table, là...

Angélique saisit la bouteille et, à même le goulot, but une large rasade. Elle crut qu'elle allait s'écrouler sur le dallage et dut s'appuyer contre la table. Mais, au bout d'un instant, elle recommença à voir clair et se sentit envahie d'une bienfaisante chaleur. Barbe la regardait, les yeux écarquillés.