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– Madame... Où sont vos cheveux ?

– Comment veux-tu que je sache où sont mes cheveux ? dit Angélique avec hargne. J'ai autre chose à faire que de chercher mes cheveux.

D'un pas ferme, elle se dirigea vers la porte.

– Madame, où allez-vous ?

– Chercher Florimond.

Chapitre 14

À l'angle d'une maison de boue, siégeait la statue du dieu des argotiers : un Père Éternel dérobé à l'église de Saint-Pierre-aux-Bœufs. Blasphèmes et obscénités étaient les prières que lui adressait son peuple.

Ensuite, par un lacis de petites ruelles vilaines et puantes, on pénétrait dans le royaume de la nuit et de l'horreur. La statue du Père Éternel marquait la frontière que ne pouvait franchir sans risquer la mort un policier ou un archer isolé. Les honnêtes gens ne s'y aventuraient pas non plus. Qu'auraient-ils été faire dans ce quartier sans nom où des maisons noires à demi écroulées, des masures, de vieux carrosses et de vieux chariots, de vieux moulins et de vieux chalands amenés là on ne savait comment, servaient d'habitations à des milliers de familles, elles-mêmes sans noms et sans racines, et qui n'avaient d'autre refuge que celui de la « matterie » ?

À l'obscurité et au silence plus profonds, Angélique comprit qu'elle venait de pénétrer dans la seigneurie du Grand Coësre. Les chants des tavernes devenaient lointains. Ici, il n'y avait plus ni tavernes, ni lanternes, ni chansons.

Rien que la misère à l'état pur, avec ses immondices, ses rats, ses chiens errants... Angélique était déjà venue de jour avec Calembredaine dans le quartier réservé du faubourg Saint-Denis. Et il lui avait montré le fief même du Grand Coësre, une curieuse maison à plusieurs étages, qui devait être un ancien couvent, car des tourelles à clochetons et les débris d'un cloître subsistaient encore parmi l'amoncellement de terreau, de vieilles planches, de cailloux et de pieux, dont on l'avait recouverte pour l'empêcher de s'écrouler. Étayée de toutes parts, bancale et béquillarde, offrant les plaies béantes de ses arceaux et de ses fenêtres en ogive, et dressant avec morgue les plumets de ses tourelles, c'était bien là le palais du roi des gueux.

Le Grand Coësre y vivait avec sa cour, ses femmes, ses archi-suppôts, son idiot. Et c'est là aussi, sous l'aile du grand maître, que Jean-Pourri entreposait sa marchandise d'enfants volés, bâtards ou légitimes.

Dès qu'elle se fut engagée dans ce quartier redoutable, Angélique chercha à retrouver la maison. Son instinct lui affirmait que Florimond se trouvait là. Elle marchait, protégée par l'obscurité totale. Les silhouettes qu'elle croisait ne s'intéressaient pas à cette femme en guenilles, semblable aux autres habitantes des tristes masures. L'eût-on abordée qu'elle s'en fût tirée sans éveiller de soupçons. Elle connaissait suffisamment le langage et les mœurs des argotiers.

Le déguisement qu'elle avait choisi était bel et bien le seul qui lui permît de traverser impunément cet enfer : c'était celui de la misère et de la déchéance. Ce soir-là, avec ses vêtements mouillés et déchirés, ses cheveux tondus de prisonnière, son visage creusé d'angoisse et de fatigue, quelle gueuse pourrait l'accuser de n'être pas des leurs et de pénétrer en ennemie dans cette enceinte maudite ?

Cependant elle devait prendre garde de n'être pas reconnue. Deux bandes rivales de celle de Calembredaine se cachaient dans ce quartier.

Qu'adviendrait-il si le bruit se répandait que la marquise des Anges rôdait par là ? La chasse nocturne des animaux au fond d'un bois est moins cruelle que celle des hommes lancés à la poursuite d'un des leurs dans la profondeur d'une ville !

Pour plus de sûreté, Angélique se pencha et barbouilla son visage avec de la boue.

*****

À cette heure, la maison du Grand Coësre se distinguait des autres en ce qu'elle était éclairée. Ça et là, à ses fenêtres, on voyait briller l'étoile roussâtre d'une veilleuse grossière, composée d'une écuelle d'huile dans laquelle trempait un vieux chiffon. Dissimulée derrière une borne, Angélique l'observa un assez long moment. La maison du Grand Coësre était aussi la plus bruyante. On y tenait assemblée de gueux et de bandits comme naguère à la tour de Nesle. On recevait les gens de Calembredaine. Comme, ce soir-là, il faisait froid, on avait clos toutes les issues avec de vieilles planches. Angélique se décida à s'approcher d'une des fenêtres et regarda par un interstice entre deux planches. La salle était comble. La jeune femme reconnut quelques visages : le Petit Eunuque, l'archi-suppôt Rôt-le-Barbon avec sa barbe étalée, Jean-Pourri enfin. Il présentait ses mains blanches à la flamme et parlait à l'archi-suppôt :

– Voilà ce qui s'appelle une belle opération, mon cher magister. Non seulement la police ne nous a causé aucun tort, mais encore elle nous a aidés à disperser la bande de cet insolent Calembredaine.

– Je trouve que tu manques de mesure en disant que la police ne nous a causé aucun tort. Quinze des nôtres ont été pendus quasi sans jugement au gibet de Montfaucon ! Et on n'est même pas sûr que Calembredaine n'est pas du nombre !

– Bah ! de toute façon, il a la tête écrasée, et de longtemps il ne pourra retrouver son rang... en admettant qu'il reparaisse... ce dont je doute. Rodogone a pris toutes ses places.

Le Barbon soupira.

– Il faudra donc nous battre un jour avec Rodogone. Cette tour de Nesle qui commande le Pont-Neuf et la foire Saint-Germain est une place stratégique redoutable. Jadis, lorsque j'enseignais l'histoire à quelques chenapans au collège de Navarre...

Jean-Pourri ne l'écoutait pas.

– Ne sois pas pessimiste sur l'avenir de la tour de Nesle. Pour ma part, je ne demande pas mieux que se renouvelle, de temps à autre, une petite révolution de ce genre. Quelle belle moisson j'ai faite à la tour de Nesle ! Une vingtaine de mions de bon choix et dont je vais tirer de bons écus trébuchants.

– Où sont-ils, ces chérubins ?

Jean-Pourri eut un geste pour désigner le plafond lézardé :

– Là-haut... Madeleine, ma fille, approche-toi et montre-moi ton nourrisson.

Une grosse femme à l'air bovin détacha un bébé suspendu à son sein et le tendit à l'ignoble individu, qui le prit et l'éleva avec admiration.

– N'est-il pas beau, ce petit Maure ? Lorsqu'il sera grand, je lui ferai faire un habit bleu de ciel et j'irai le vendre à la cour.

À ce moment, l'un des gueux ayant pris son pipeau, deux autres se mirent à danser une bourrée paysanne, et Angélique n'entendit plus les paroles qu'échangeaient Jean-Pourri et le Barbon.

*****

Aussi bien, elle possédait une certitude. Les enfants enlevés à la tour de Nesle se trouvaient dans la maison, apparemment dans une pièce située au-dessus de la salle principale. Très lentement, elle fit le tour de la muraille. Elle trouva une ouverture qui donnait sur un escalier. Elle ôta ses souliers et marcha pieds nus. Elle ne voulait faire aucun bruit.

L'escalier montait en tournant et débouchait sur un couloir. Les murs et le sol étaient recouverts d'un crépi de terre battue mélangée de paille. Sur sa gauche, elle aperçut une chambre déserte où brillait une veilleuse. Des chaînes étaient scellées dans le mur. Qui enchaînait-on là ?... Qui torturait-on ?... Elle se souvint : on racontait que Jean-Pourri, pendant les guerres de la Fronde, faisait enlever des jeunes gens et des paysans isolés pour les revendre aux recruteurs d'armées... Le silence de cette partie de la maison était effrayant.

Angélique continua d'avancer.

Un rat la frôla. Elle retint un cri.

Maintenant, une nouvelle rumeur semblait venir à elle des entrailles de la maison. C'étaient des gémissements, des pleurs lointains, qui peu à peu se précisaient. Son cœur se serra : c'étaient des pleurs d'enfants. Elle évoqua le visage de Florimond avec ses yeux noirs terrifiés, des larmes sillonnant ses joues pâles. Il avait peur, dans le noir. Il appelait... Elle avança de plus en plus vite, attirée par cette plainte. Elle monta encore un étage, traversa deux pièces ; des veilleuses y brillaient de leur clarté sale. Elle remarqua aux murs des gongs de cuivre qui constituaient, avec des bottes de paille, jetées à même le sol, et quelques écuelles de terre, le seul ameublement de ce sinistre hôtel. Enfin, elle devina qu'elle touchait au but. Elle entendait distinctement le triste concert des sanglots, auxquels se mêlaient des murmures qui cherchaient à rassurer. Angélique entra dans une petite pièce, à gauche d'un couloir qu'elle longeait depuis un instant. Une veilleuse brillait dans une niche. Mais il n'y avait personne. Pourtant les bruits venaient de là. Elle aperçut, au fond, une porte épaisse, barrée de serrures, C'était la première porte qu'elle rencontrait, car toutes les autres pièces étaient ouvertes à tous vents. Le vantail était percé d'un petit guiché grillagé. Elle ne put rien voir par ce guichet, mais comprit que les enfants étaient enfermés là, dans cette fosse sans air et sans lumière. Comment pourrait-elle attirer l'attention d'un bébé de deux ans ? La jeune femme colla ses lèvres au guichet et appela doucement :