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Angélique, agenouillée devant le feu, resta seule éveillée, près de Barbe. On n'entendait que peu de bruits, car la chambre donnait sur une cour et non sur la rue, laquelle à cette heure commençait à être envahie par les buveurs et les joueurs.

– Il n'est pas tard. Voilà 9 heures qui sonnent à l'horloge du Châtelet, dit Barbe. Elle s'étonna de voir Angélique relever le front avec une expression un peu hagarde, puis se dresser subitement.

La jeune femme resta un moment à regarder Florimond et Cantor endormis. Ensuite, elle se dirigea vers la porte.

– À demain, Barbe, chuchota-t-elle.

– Où Madame va-t-elle ?

– Il me reste encore une dernière chose à faire, dit Angélique. Après, ce sera fini. La vie pourra recommencer.

Chapitre 16

Il n'y avait que quelques pas à faire pour se rendre de la rue de la Vallée-de-Misère au Châtelet. De la rôtisserie du Coq-Hardi, on apercevait les toits pointus de la grande tour de la forteresse.

Angélique eut beau ralentir le pas, elle se trouva bientôt devant le porche principal de la prison, encadré de deux tourelles et surmonté d'un campanile et d'une horloge. Comme la veille, des torches éclairaient la voûte.

Angélique marcha vers l'entrée, puis recula et commença à tourner dans les rues avoisinantes en espérant qu'un miracle soudain allait anéantir le lugubre château dont les épaisses murailles avaient déjà résisté à une demi-douzaine de siècles. Les péripéties de cette dernière journée avaient effacé de sa mémoire la promesse qu'elle avait faite au capitaine du guet. Il avait fallu les mots prononcés par Barbe pour la lui rappeler. L'heure maintenant était venue de tenir parole. Les ruelles où Angélique s'attardait sentaient horriblement mauvais. C'étaient les rues de la Pierre-à-Poisson, de la Tuerie, de la Triperie, où les rats se disputaient les débris les plus variés.

– Allons, se dit-elle, je ne gagne rien à rester ici. De toute façon, il faut y passer.

Elle revint vers la prison et pénétra dans le corps de garde.

– Ah ! te voilà, dit le capitaine.

Il fumait, assis, et les deux pieds sur la table.

– Moi, je ne croyais pas qu'elle reviendrait, dit un des hommes.

– Moi, j'étais certain qu'elle reviendrait, affirma le capitaine. Parce que j'ai déjà vu des gars manquer de parole, mais une p..., jamais ! Alors, ma mignonne ?...

Elle abaissa sur cette face congestionnée un regard glacé. Le capitaine avança la main et lui pinça cordialement la croupe.

– On va te conduire au chirurgien pour qu'il te passe à l'eau et qu'il regarde si tu n'es pas malade. Si tu l'es, il te mettra de la pommade. Moi, tu sais, je suis un délicat. Allez, ouste !

Un soldat entraîna Angélique jusqu'à l'officine du chirurgien. Celui-ci était en conversation galante avec l'une des matrones-jurées de la prison.

Angélique dut s'étendre sur un banc et se livrer au répugnant examen.

– Tu diras au capitaine qu'elle est propre comme un sou neuf et fraîche comme la rose, cria le chirurgien au soldat qui s'éloignait. C'est pas souvent qu'on en trouve de pareilles ici !

Après quoi, la matrone la conduisit jusqu'à la chambre du capitaine, pompeusement baptisée « appartement ».

Angélique resta seule dans cette pièce, grillée comme une geôle, et dont les gros murs étaient à peine dissimulés par des tapisseries de Bergame, râpées et effrangées. Un flambeau sur la table, posé près d'un sabre et d'une écritoire, dissipait à peine les ombres accumulées sous la voûte. La pièce sentait le vieux cuir, le tabac et le vin. Angélique resta debout près de la table, incapable de s'asseoir, ni de rien faire, malade d'anxiété. Et, à mesure que le temps passait, elle avait de plus en plus froid, car l'humidité du lieu était pénétrante.

Enfin, elle entendit venir le capitaine. Il entra en jetant une bordée d'injures :

– Bandes de fainéants !... Pas capables de se dém... tout seuls. Si j'étais pas là !

Il jeta à la volée son épée et son pistolet sur la table, s'assit en soufflant et ordonna, en tendant le pied vers Angélique :

– Enlève-moi mes bottes !

Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour.

– Je ne suis pas votre servante !

– Ça alors ! murmura-t-il en posant ses mains sur ses genoux pour la contempler plus à l'aise.

Angélique se dit qu'elle était folle d'exciter ainsi la colère de l'Ogre au moment où elle était complètement à sa merci. Elle essaya de se rattraper :

– Je le ferais volontiers, mais je ne connais rien aux harnachements militaires. Vos bottes sont si grandes et mes mains sont si petites ! Regardez.

– C'est vrai qu'elles sont petites, tes mains, concéda-t-il. Tu as des mains de duchesse.

– Je peux essayer de...

– Laisse ça, mauviette, gronda-t-il en la repoussant.

Il saisit une de ses bottes et commença à tirer dessus en se contorsionnant et en grimaçant. À ce moment, il y eut un bruit de pas dans le couloir et une voix appela :

– Capitaine ! Capitaine !

– Qu'y a-t-il ?

– On vient d'apporter un macchabée qu'on a repêché près du Petit-Pont.

– Mettez-le à la morgue.

– Oui... Seulement il a reçu un coup de lingue dans le ventre. Faudrait que vous veniez constater.

Le capitaine blasphéma à faire crouler le clocher de l'église voisine et se précipita dehors. Angélique attendit encore, de plus en plus gelée. Elle commençait à espérer que cette nuit se passerait ainsi, ou que le capitaine ne reviendrait pas, ou – qui sait ? – qu'il recevrait peut-être un mauvais coup. Mais, bientôt, elle perçut de nouveau les éclats de sa voix puissante. Un soldat l'accompagnait.

– Ôte-moi mes bottes, lui dit-il. C'est bon. Maintenant f... le camp. Et toi, la fille, mets-toi au pieu au lieu de rester là, plantée comme un cierge, à claquer des dents.

Angélique se détourna et s'approcha de l'alcôve. Puis elle commença à se déshabiller. Elle avait comme une boule au creux de l'estomac. Elle se demanda si elle devait ôter sa chemise, et finalement la garda. Elle monta dans le lit et, malgré son appréhension, elle éprouva un sentiment de bien-être à se glisser sous les couvertures. Les couettes étaient moelleuses. Peu à peu, elle commença à se réchauffer. Le drap au menton, elle regarda le capitaine se dévêtir.

C'était un peu comme un phénomène de la nature. Il craquait, soufflait, geignait, grognait, et l'ombre de son énorme stature emplissait tout un pan de mur. Il enleva sa superbe perruque brune et l'installa avec soin sur un champignon de bois. Puis, après s'être frotté énergiquement le crâne, il acheva d'ôter ses derniers vêtements. Débarrassé de ses bottes et de sa perruque, et bien que nu comme l'Hercule de Praxitèle, le capitaine du guet restait encore fort imposant. Elle l'entendit barboter dans un seau d'eau. Puis il revint, les reins noués pudiquement d'une serviette.

À cet instant, des coups firent encore résonner la porte.

– Capitaine ! Capitaine !

Il alla ouvrir.

– Capitaine, c'est le guet qui revient en disant qu'on a crocheté une maison rue des Martyrs et...

– Bon Dieu de bon sang ! tonna le capitaine. Quand est-ce que vous vous apercevrez que le martyr, c'est moi ! Vous ne voyez donc pas que j'ai une poulette toute chaude dans mon lit, et qui m'attend depuis trois heures ! Vous croyez que j'ai le temps de m'occuper de vos c.....ies.

Il claqua la porte, poussa les verrous avec fracas et resta planté là un moment, nu et colossal, à défiler un chapelet d'injures. Puis s'étant calmé, il noua un foulard autour de son crâne et en fit bouffer coquettement deux pointes sur son front. Enfin, prenant le flambeau, il s'approcha de l'alcôve avec précaution.