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– C'est parce que les gens de la cour n'ont pas l'habitude du chocolat, affirma non sans logique l'apprenti cuisinier. Mon père le pensait aussi, et il a obtenu une lettre patente du roi pour faire connaître ce nouveau produit. Mais hélas ! il est mort et, comme ma mère était morte déjà, il n'y a plus que moi pour utiliser la lettre patente. Je ne sais pas comment m'y prendre. Aussi je n'en ai pas parlé à mon oncle. J'ai peur qu'il se moque de moi et de mon père. Il répète à tout propos que mon père était fou.

– Tu l'as, cette lettre ? interrogea brusquement

Angélique en s'arrêtant et en déposant ses paniers afin de regarder fixement son jeune soupirant.

Celui-ci défaillit presque sous le rayonnement de ce regard vert. Quand la pensée d'Angélique était occupée par une réflexion plus ou moins intense, ses yeux prenaient une luminosité presque magnétique qui ne pouvait manquer d'impressionner son interlocuteur, d'autant plus qu'on ne pouvait pas toujours expliquer la cause de cette luminosité. Le pauvre David était, pour ces yeux-là, une victime perdue d'avance. Il ne résista pas.

– Tu l'as, cette lettre ? répéta Angélique.

– Oui, souffla-t-il.

– De quand date-t-elle ?

– Du 28 mai 1659, et l'autorisation est valable pour vingt-neuf ans.

– En somme, pendant vingt-neuf ans tu as l'autorisation de fabriquer et de mettre dans le commerce ce produit exotique ?

– Ben, oui...

– Il faudrait savoir si le chocolat n'est pas dangereux, murmura Angélique songeuse, et si le public pourrait y prendre goût. Tu en as bu, toi ?

– Oui.

– Qu'est-ce que tu en penses ?

– Moi, fit David, je trouve ça plutôt douceâtre. Encore, quand on y met du poivre et du piment, ça corse un peu. Mais, pour ma part, je préfère un bon verre de vin, ajouta-t-il en affectant un air gaillard.

– Gare à l'eau ! cria une voix au-dessus d'eux.

Ils n'eurent que le temps de faire un saut de côté pour éviter la douche malodorante. Angélique avait saisi le bras de l'apprenti. Elle le sentit trembler.

– Je voulais vous dire, balbutia-t-il avec précipitation, je n'ai jamais vu une... une femme si belle que vous.

– Mais si, tu en as vu, mon pauvre garçon, fit-elle avec agacement. Tu n'as qu'à regarder autour de toi au lieu de te ronger les ongles et de te traîner comme une mouche crevée. En attendant, si tu veux me plaire, parle-moi de ton chocolat plutôt que de me faire des compliments superflus.

Puis, devant son air piteux, elle essaya de le réconforter. Elle se disait qu'il ne fallait pas le repousser. Il pouvait devenir intéressant avec cette lettre patente dont il était possesseur. Elle dit en riant :

– Je ne suis plus, hélas ! une fille de quinze ans, mon gars. Regarde, je suis vieille. J'ai déjà des cheveux blancs.

Elle tira de dessous son bonnet la mèche de cheveux si bizarrement devenue blanche au cours de la terrifiante nuit du faubourg Saint-Denis.

– Où est Flipot ? continua Angélique en regardant autour d'elle. Est-ce que ce petit voyou courrait la prétentaine ?

Elle était un peu inquiète, craignant que Flipot, au voisinage des foules, n'essayât de remettre en pratique les enseignements de Jactance-le-Coupe-Bourse.

– Vous avez bien tort de vous préoccuper de ce petit filou, fit David sur un ton d'aigre jalousie. Je l'ai vu tout à l'heure échanger un signe avec un gueux couvert de pustules qui demandait la charité devant l'église. Puis il a filé... avec sa hotte. Mon oncle va faire une de ces colères !

– Tu vois toujours les choses en noir, mon pauvre David.

– Dame, j'ai jamais eu de chance !

– Retournons en arrière, on le retrouvera bien, ce fripon.

Mais, déjà, le mioche apparaissait, tout courant. Angélique lui trouva une bonne tête avec ses yeux vifs de moineau parisien, son nez rouge, ses longs cheveux raides sous un grand feutre cabossé. Elle s'attachait à lui, ainsi qu'au petit Linot, qu'elle avait arraché par deux fois aux griffes de Jean-Pourri.

– Que je te dise, marquise des Anges, haleta Flipot oubliant toutes consignes dans son émotion. Sais-tu qui est notre Grand Coësre ? Cul-de-Bois, oui ma chère, notre Cul-de-Bois de la tour de Nesle !

Il baissa la voix et ajouta dans un murmure effrayé :

– Y m'ont dit : Gare à vous, les mions, qui vous cachez dans les cottes d'une traîtresse !

Angélique sentit son sang se glacer.

– Crois-tu qu'ils savent que c'est moi qui ai tué Rolin-le-Trapu ?

– Y m'ont rien dit. Pourtant si... Il y a Pain-Noir qui a parlé des argousins que tu as été chercher pour les Égyptiens.

– Qui était là ?

– Pain-Noir, Pied-Léger, trois vieilles de chez nous et deux sabouleux d'une autre bande.

La jeune femme et l'enfant avaient échangé ces paroles dans le jargon des argotiers que David ne pouvait comprendre, mais dont il reconnaissait sans peine les intonations redoutables. Il était à la fois inquiet et admiratif de sentir la mystérieuse accointance de sa nouvelle passion avec cette pègre insaisissable et omniprésente qui jouait un grand rôle dans Paris.

Angélique ne parla pas durant le retour, mais, dès qu'elle eut franchi le seuil de la rôtisserie, elle secoua résolument ses appréhensions.

« Ma fille, se dit-elle, il se peut fort bien que tu te réveilles un beau matin la gorge tranchée ou en train de mariner dans l'eau de la Seine. C'est un risque que tu cours depuis longtemps. Quand ce ne sont pas les princes qui te menacent, ce sont les gueux !

Qu'importe ! Il faut lutter, même si ce jour est le dernier que tu vois luire. On ne sort pas des difficultés sans les saisir à pleines mains et sans payer un peu de sa personne... N'est-ce pas le sieur Molines qui m'a dit cela jadis ?... »

– En avant, mes enfants, reprit-elle à voix haute, il faut que les dames de la corporation des fleurs se sentent attendries comme beurre au soleil quand elles franchiront ce seuil.

*****

Les dames en effet furent charmées lorsqu'elles descendirent, à la brune, les trois marches du seuil du Coq-Hardi. Non seulement il y régnait une délicieuse odeur de gaufres, mais l'apparence de la salle était à la fois appétissante et originale. Le grand feu dans l'âtre lançait, en pétillant, sa lueur dorée. Aidé par quelques chandelles posées sur les tables avoisinantes, il jetait de beaux reflets sur toute la vaisselle et les ustensiles d'étain disposés avec art sur des dressoirs : pots, pichets, poissonnières, tourtières. De plus, Angélique avait réquisitionné les quelques pièces d'argenterie que maître Bourjus enfermait jalousement dans ses coffres, soit deux aiguières, un vinaigrier, deux coquetiers, deux bassins à laver les doigts. Ces derniers étaient garnis abondamment de fruits, raisins et poires, et disposés sur les tables, avec de beaux flacons de vins rouge et blanc où le feu allumait des reflets de rubis et d'or. Ce furent ces détails qui surprirent le plus les commères.

Pour avoir été appelées souvent à porter leur marchandise dans dé grandes maisons princières, à l'occasion d'un festin, elles retrouvaient, dans cette disposition de l'argenterie, des fruits et des vins, elles ne savaient quelle réminiscence des réceptions de la noblesse, qui les flattait secrètement.

En commerçantes avisées, elles ne voulurent pas témoigner trop ouvertement leur satisfaction, jetèrent un coup d'œil critique aux lièvres et aux jambons pendus dans les solives, reniflèrent avec méfiance les plats de charcuterie, de viande froide, les poissons nappés de sauce verte, tâtèrent d'un doigt averti les volailles. La doyenne-jurée de la corporation, qu'on appelait la mère Marjolaine, trouva enfin la faille de ce trop parfait tableau.