– Ça manque de fleurs, dit-elle. Cette tête de veau aurait un tout autre aspect avec deux œillets dans les narines et une pivoine entre les oreilles.
– Madame, nous n'avons pas voulu essayer de lutter, ne serait-ce que par un brin de persil, avec la grâce et l'habileté dont vous faites montre dans ce domaine où vous êtes reines, répondit fort galamment maître Bourjus.
On fit asseoir les trois accortes personnes devant le feu, et une cruche du meilleur vin fut montée de la cave.
Le ravissant Linot, assis sur la pierre de l'âtre, tournait doucement la manivelle de sa vielle, et Florimond jouait avec Piccolo.
Le menu du repas de fête fut établi dans une atmosphère des plus cordiales. On s'entendit fort bien.
– Et voilà ! gémit le rôtisseur, lorsque, avec force courbettes, il eut reconduit les bouquetières à la porte. Qu'allons-nous faire de toutes ces « friponneries » qui garnissent nos tables ? Les artisans et les ouvriers vont arriver pour la « persillade ». Ce ne sont pas eux qui vont manger ces choses délicates, et encore moins les payer. Pourquoi cette dépense inutile ?
– Vous m'étonnez, maître Bourjus, protesta Angélique sévèrement. Je vous croyais plus au fait des choses du commerce. Cette dépense inutile vous a permis de harponner une commande qui vous rapportera dix fois plus que vos frais d'aujourd'hui. Sans compter qu'une fois lancées dans la fête, on ne sait guère jusqu'où ces dames mèneront leur dépense. On les fera chanter et danser, et les passants de la rue, voyant cette rôtisserie où l'on mène joyeuse vie, voudront leur part de plaisir.
*****
Bien qu'il s'en défendît, maître Bourjus n'était pas sans partager les espérances d'Angélique. L'entrain et l'activité qu'il dépensa pour les préparatifs du festin de Saint-Valbonne lui firent oublier son penchant pour la barrique. Il retrouva, bondissant sur ses jambes courtes, son agilité de maître queux et sa voix autoritaire avec les marchands, ainsi que l'amabilité naturelle et onctueuse de tout aubergiste qui se respecte. Angélique ayant fini par le persuader qu'une apparence cossue était nécessaire au succès de son entreprise, il alla jusqu'à commander un costume complet de mitron pour son neveu et... un autre pour Flipot.
Énormes bonnets, vestes, culottes, tabliers, le tout avec les nappes et les serviettes, fut envoyé aux lavandières et revint raide d'empois et blanc comme neige.
*****
Le matin du grand jour, maître Bourjus, souriant et se frottant les mains, aborda Angélique.
– Ma mignonne, lui dit-il avec amitié, il est vrai que tu as su ramener dans ma maison la gaieté et l'entrain qu'y faisait régner jadis ma sainte et bonne femme. Aussi cela m'a donné une idée. Viens un peu avec moi.
L'encourageant d'un clin d'œil complice, il lui fit signe de le suivre. Elle monta derrière lui l'escalier en colimaçon de la maison. Au premier étage, ils s'arrêtèrent. Angélique, pénétrant dans la chambre conjugale de maître Bourjus, fut saisie d'une crainte qui jusque-là ne l'avait pas effleurée. Est-ce que par hasard le rôtisseur ne caressait pas le projet de demander à celle qui était en train de remplacer si avantageusement son épouse, de pousser un peu plus loin encore la complaisance dans ce rôle délicat ? Son expression souriante et sournoise, tandis qu'il refermait la porte et se dirigeait d'un air mystérieux vers la garde-robe, n'était pas faite pour la rassurer. Prise de panique, Angélique se demanda comment elle allait faire face à cette situation catastrophique.
Allait-il lui falloir renoncer à ses beaux projets, quitter ce toit confortable, partir encore avec ses deux enfants et sa triste petite bande ?
Céder ? Elle en eut les joues brûlantes et regarda avec angoisse autour d'elle cette chambre de petit commerçant avec son grand lit aux courtines de serge verte, ses deux chaises caquetoires, son cabinet en bois de noyer contenant un bassin à laver et une aiguière d'argent.
Au-dessus de l'âtre, il y avait deux tableaux représentant des scènes de la Passion et, posées sur des râteliers, les armes, orgueil de tout artisan et bourgeois : deux petits fusils, un mousquet, une arquebuse, une pique, une épée à garde et poignée d'argent. Le patron du Coq-Hardi, si mou qu'il se montrât dans la vie ordinaire, était sergent dans la milice bourgeoise, et la chose ne lui déplaisait pas. Contrairement à beaucoup de ses collègues, il se rendait de bon cœur au Châtelet lorsque son tour de guet était venu. Pour l'instant, Angélique l'entendait souffler et se débattre bruyamment dans le petit réduit voisin.
Il reparut poussant une grosse huche de bois noirci.
– Aide-moi donc, fille.
Elle lui prêta main-forte pour tirer le coffre jusqu'au milieu de la pièce. Maître Bourjus s'épongea le front.
– Voilà, dit-il, j'ai pensé... Enfin c'est toi-même qui m'as répété que, pour ce repas, il fallait qu'on soit tous aussi beaux que des gardes suisses. David, les deux mitrons, moi-même, nous serons sous les armes. Je mettrai ma culotte de soie brune. Mais c'est toi, ma pauvre fille, qui ne nous fais pas honneur, malgré ta jolie frimousse. Alors, j'ai pensé...
Il s'interrompit, hésita, puis ouvrit le coffre. Soigneusement rangés et parfumés d'un brin de lavande, il y avait là les cottes de maîtresse Bourjus, ses corsages, ses bonnets, ses mouchoirs de cou, son beau chaperon de drap noir incrusté de carreaux de satin.
– Elle était un peu plus grasse que toi, fit le rôtisseur d'une voix étouffée. Mais, avec des épingles...
D'un doigt, il écrasa une larme, et gronda soudain :
– Ne reste pas là à me regarder ! Fais ton choix.
Angélique souleva les vêtements de la défunte. Modestes atours de serge ou de ferrandine, mais dont les passementeries de velours, les doublures de couleurs vives, la finesse des lingeries prouvaient que, vers la fin de sa vie, la patronne du Coq-Hardi avait été l'une des commerçantes les plus cossues du quartier. Elle avait même possédé un petit manchon de velours rouge à ramages d'or qu'Angélique fit jouer à son poignet avec un plaisir non dissimulé.
– Une folie ! fit maître Bourjus avec un sourire indulgent.
Elle l'avait vu à la galerie du Palais et m'en rebattait les oreilles. Je lui disais :
– Amandine, ce manchon, qu'en feras-tu ? Il est fait pour une noble dame du Marais qui s'en va coqueter aux Tuileries ou au Cours-la-Reine par un beau soleil d'hiver. – Eh bien, me répondait-elle, j'irai coqueter aux Tuileries et au Cours-la-Reine. Et cela me faisait enrager. Je le lui ai offert pour le dernier Noël. Quelle joie était la sienne !... Qui aurait dit que quelques jours plus tard... elle serait... morte...
Angélique maîtrisa son émotion.
– Je suis sûre qu'elle a plaisir à voir du haut du ciel combien vous êtes bon et généreux. Je ne porterai pas ce manchon, car il est cent fois trop beau pour moi. Mais j'accepte bien volontiers votre don, maître Bourjus. Je vais voir ce qui me convient. Pourriez-vous m'envoyer Barbe pour qu'elle m'aide à rectifier ces vêtements ?
*****
Elle enregistra, comme un premier pas vers le but qu'elle s'était donné, le fait de se trouver devant un miroir avec une chambrière à ses pieds. La bouche pleine d'épingles, Barbe sentait cela, elle aussi, et multipliait les « madame » avec une satisfaction évidente.
« Et dire que je n'ai pour toute fortune que les quelques sols que m'ont donnés les bouquetières du Pont-Neuf et l'aumône que m'envoie chaque jour la comtesse de Soissons ! » se disait Angélique amusée.
Elle avait choisi un corsage et une cotte de serge verte passementés de satin noir. Un devantier de satin noir piqueté de fleurettes d'or complétait sa tenue de commerçante aisée. L'ample poitrine de maîtresse Bourjus ne permettait pas l'ajustement exact du vêtement aux petits seins fermes et haut placés d'Angélique. Un mouchoir de cou rose, brodé de vert, dissimula l'encolure un peu bâillante du corsage.