– Je ne comprends pas qu'on fasse tant de tintouin pour une telle horreur !
À ce moment, une fillette entra vivement dans la pièce et réclama, dans un espagnol précipité, le chocolat de Sa Majesté. Angélique reconnut Philippa. On prétendait que cette enfant était une bâtarde du roi Philippe IV d'Espagne, et que l'infante Marie-Thérèse, l'ayant trouvée abandonnée dans les couloirs de l'Escortai, l'avait fait élever. Elle faisait partie de la suite espagnole qui avait franchi la Bidassoa. Angélique se leva et prit congé de doña Térésita. Le nain la raccompagna jusqu'à la petite porte qui donnait sur le quai de la Seine.
*****
– Tu ne m'as pas demandé ce que je devenais, lui dit Angélique. Tout à coup, elle avait l'impression que le nain s'était transformé en citrouille, car elle ne voyait plus de lui que son énorme chapeau de satin orange. Barcarole regardait à terre. Angélique s'assit sur le seuil afin d'être à la hauteur du petit homme et de le regarder dans les yeux.
– Réponds-moi !
– Je sais ce que tu deviens. Tu as laissé tomber Calembredaine, et tu es la proie des beaux sentiments.
– On dirait que tu m'accuses de quelque chose ? N'as-tu pas entendu parler de la bataille de la foire Saint-Germain ? Calembredaine a disparu. Moi, j'ai réussi à m'échapper du Châtelet. Rodogone est à la tour de Nesle.
– Tu ne fais plus partie de la gueuserie.
– Toi non plus.
– Oh ! moi je fais toujours partie de la gueuse rie. Je ferai toujours partie de la gueuserie. C'est mon royaume, dit Barcarole avec une étrange solennité.
– Qui t'a dit tout cela sur moi ?
– Cul-de-Bois.
– Tu as revu Cul-de-Bois ?
– Je suis allé lui rendre hommage. C'est maintenant notre Grand Coësre. Tu ne l'ignores pas, je pense ?
– En effet.
– Je suis allé cracher au bassinet une pleine bourse de louis d'or. Hou ! Hou ! ma chère, j'étais le plus rupin de l'assemblée.
Angélique prit la main du nain, une bizarre petite main ronde et potelée comme celle d'un enfant.
– Barcarole, est-ce qu'ils vont me faire du mal ?
– Je crois qu'il n'y a pas dans Paris une femme dont la jolie peau tienne moins au corps que la tienne.
Cependant, il exagérait sa grimace méchante. Mais elle comprit que la menace n'était pas vaine. Elle secoua la tête.
– Tant pis ! Je mourrai. Mais je ne pourrai pas revenir en arrière. Tu peux le dire à Cul-deBois.
Le nain de la reine se voila les yeux d'un geste tragique.
– Ah ! que c'est donc pénible de voir une aussi belle fille la gorge ouverte !
Comme elle s'en allait, il la rattrapa par un pan de sa jupe.
– Entre nous, il vaudrait mieux que ce soit toi qui le dises à Cul-de-Bois.
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À partir du mois de décembre, Angélique donna tout son temps au commerce de la rôtisserie. La clientèle augmentait. La satisfaction de la corporation des bouquetières avait fait boule de neige. Le Coq-Hardi se spécialisa dans les repas des confréries. Gens de métier heureux de « s'humecter les entrailles » et de se crever de mangeaille en compagnie et pour la plus grande gloire de leurs saints patrons, vinrent abriter leurs agapes sous les solives vernies de neuf et perpétuellement garnies de ce que l'on pouvait trouver de plus beau en gibier et charcuterie.
Angélique s'était vouée au rassasiement des gosiers et des estomacs exigeants comme elle eût enfourché un cheval rétif, mais qui la mènerait vite et loin. Après les ouvriers, artisans et commerçants, on commença à voir au Coq-Hardi des bandes de libertins, philosophes paillards et raffinés, qui professaient le droit à toutes les jouissances, le mépris de la femme et la négation de Dieu. Il n'était pas facile d'échapper à leurs mains indiscrètes. De plus, ils se montraient difficiles sur le choix de la nourriture. Mais, bien qu'elle fût parfois effrayée par leur cynisme, Angélique comptait beaucoup sur eux pour faire à son établissement une renommée justifiée qui lui amènerait une clientèle plus relevée.
Il y eut aussi des acteurs qui, sans se débarrasser de leur faux nez rouge, venaient en groupe admirer les exploits du singe Piccolo.
– Voici notre maître à tous, disaient-ils. Ah ! si cette bête avait été un homme, quel comédien il aurait fait !
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Le front en sueur, les joues cuites par le feu, les doigts graisseux et tachés, Angélique accomplissait sa tâche sans réfléchir à autre chose qu'à l'instant présent. Rire, lancer un propos leste, écarter vigoureusement une main trop hardie, ne lui coûtait guère. Tourner les sauces, hacher les herbes, parer les plats, l'amusait.
Elle se souvenait que, quand elle était fillette, à Monteloup, elle aidait volontiers à la cuisine. Mais c'était surtout à Toulouse qu'elle avait pris le goût des choses culinaires, sous la direction du très raffiné Joffrey de Peyrac, dont la table du Gai-Savoir était célèbre dans tout le royaume.
Recomposer certaines recettes, se souvenir de certains principes sacro-saints de l'art gastronomique, lui causait parfois une joie mélancolique. Lorsque vint l'hiver, Florimond tomba gravement malade. Son nez coulait. Ses oreilles suppurèrent.
Vingt fois par jour, Angélique profitait d'un moment d'accalmie pour gravir en courant les sept étages qui menaient à la mansarde où le petit corps fiévreux poursuivait, solitaire, sa lutte contre la mort. Elle tremblait en s'approchant du grabat, et poussait un soupir en voyant que son fils respirait encore. Doucement, elle caressait le grand front bombé où perlait une fine sueur.
– Mon amour ! ma beauté ! Qu'on me laisse mon petit garçon fragile !... Je ne demanderai rien d'autre à la vie, mon Dieu. Je retournerai dans les églises, je ferai dire des messes. Mais laissez-moi mon petit garçon...
Le troisième jour de la maladie de Florimond, maître Bourjus, hargneux, « ordonna » à Angélique de descendre s'installer dans la grande chambre du premier étage, où il ne logeait plus depuis la mort de sa femme. Pouvait-on soigner décemment un enfant dans une mansarde pas plus large qu'une garde-robe où, la nuit, s'entassaient plus de six personnes, en comptant le singe ? C'étaient bien là des mœurs de Bohémienne, de gueuse sans entrailles !...
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Florimond guérit, mais Angélique demeura dans la grande chambre du premier étage, avec ses deux enfants, tandis qu'une seconde mansarde était octroyée aux gamins Flipot et Linot. Rosine continuait à partager le lit de Barbe.
– Et je voudrais bien, conclut maître Bourjus, rouge de colère, que tu ne continues pas à m'imposer la honte de voir, chaque jour, un sacripant de valet jeter du bois dans ma cour sous le nez de tous les voisins. Si tu veux te chauffer, tu n'as qu'à te servir au bûcher. Angélique fit donc savoir à la comtesse de Soissons, par l'intermédiaire de son laquais, qu'elle n'avait plus besoin de ses dons et qu'elle la remerciait de son intervention charitable. Elle donna un pourboire au domestique la dernière fois qu'il vint. Celui-ci qui, depuis le premier jour, ne s'était pas remis de son ahurissement, hocha la tête.
– Ça, on peut le dire, j'ai été forcé de faire bien des choses dans ma vie, mais jamais de voir une femme comme toi !
– Il n'y aurait que demi-mal, répliqua Angélique, si je n'avais pas été forcée de te voir aussi.
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Les derniers temps, elle avait distribué les portions de nourriture et les vêtements envoyés par Mme de Soissons aux mendiants et aux gueux, de plus en plus nombreux, qui s'entassaient aux alentours du Coq-Hardi. Parmi eux, bien des visages connus surgissaient, menaçants et taciturnes. Elle leur donnait, comme on essaie de se concilier des forces hostiles.
Silencieusement, elle réclamait de ces misérables le droit à la liberté. Mais, chaque jour, ils devenaient plus exigeants. Le flot de leurs loques et de leurs béquilles montait à l'assaut de son refuge. Les clients même du Coq-Hardi protestaient contre cet envahissement, disant que les abords de la rôtisserie étaient plus grouillants de pouilleux qu'un porche d'église. Leur odeur et la vue de leurs plaies purulentes ne mettaient guère en appétit. Maître Bourjus tempêtait, sans feinte cette fois.