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Maintenant, Angélique avait devant elle un jeune homme aux traits rudes, dont les courts cheveux noirs frisaient au-dessus du front carré. Enfoncés sous les sourcils broussailleux, des yeux marron guettaient la jeune femme, et leur expression n'était pas dénuée d'anxiété. Angélique porta la main à sa gorge ; elle étouffait. Elle aurait voulu crier, mais elle en était incapable. Enfin, elle ânonna, comme une sourde-muette qui remue les lèvres et ignore le son de sa voix :

– Ni... co... las.

Un sourire étirait les lèvres de l'homme.

– Oui, c'est moi. Tu m'as reconnu ?

Elle jeta un regard sur la défroque immonde qui gisait à terre près de l'escabeau : la perruque, le bandeau noir...

– Et... c'est toi aussi qu'on appelle Calembredaine ?

Il se dressa et frappa d'un poing violent sa poitrine qui résonna.

– C'est moi. Calembredaine, l'illustre polisson du Pont-Neuf. J'ai fait du chemin depuis qu'on ne s'est vu, hein ?

Elle le regardait. Elle était toujours étendue sur le grabat de vieux manteaux et ne pouvait faire un mouvement. Par une meurtrière à barreaux, le brouillard, épais comme une fumée, pénétrait dans la pièce en volutes lentes. C'était peut-être pour cela que ce personnage loqueteux, cet hercule en haillons, noir de barbe, qui se frappait les pectoraux en disant : Je suis Nicolas... Je suis Calembredaine, lui apparaissait comme une fantasmagorie douteuse. Allait-elle s'évanouir ?

*****

Il se mit à marcher tout à coup de long en large, mais sans la quitter du regard.

– Les forêts, ça va encore quand il fait chaud, reprit-il. J'ai travaillé avec des faux-sauniers. Et puis, après, j'ai trouvé une bande dans la forêt de Mercœur : d'anciens mercenaires, d'anciens paysans du Nord, des galériens évadés. Ils étaient bien organisés. Je me suis mis avec eux. On rançonnait les voyageurs sur la route qui va de Paris à Nantes. Mais les bois, ça va encore quand il fait chaud. Quand vient l'hiver, il faut rentrer dans les villes. Pas facile... On a fait Tours, Châteaudun. C'est comme ça qu'on est arrivé devant Paris. Quel mal qu'on a eu avec tous ces chasse-gueux et ces chasse-coquins à nos trousses ! Ceux qui se faisaient pincer aux portes, on leur rasait les sourcils et la moitié de la barbe et zou l'ami, retourne à la campagne, retourne vers ta ferme brûlée, tes champs pillés et ton champ de bataille. Ou bien c'est l'Hôpital général, ou bien encore le Châtelet, des fois que t'aurais dans ta poche un morceau de pain que la boulangère t'a donné parce qu'elle pouvait pas faire autrement. Mais moi j'ai repéré les bons coins pour passer : des caves qui communiquent d'une maison à l'autre, des trous d'égouts qui prennent dans les fossés, et, comme c'était l'hiver, les chalands dans les glaces tout le long de la Seine depuis Saint-Cloud. D'un chaland à l'autre, hop là ! Une nuit, on est tous entrés dans Paris, comme des rats...

Elle dit vaguement :

– Comment as-tu pu tomber aussi bas ?

Il sursauta et pencha vers elle un visage crispé de colère.

– Et toi donc ?

Angélique considéra sa robe déchirée. Ses cheveux dénoués, mal peignés s'échappaient du bonnet de lingerie qu'elle avait pris l'habitude de porter, comme les femmes du peuple.

– Ce n'est pas la même chose, dit-elle.

Les dents de Nicolas grincèrent, et il eut un râle de dogue enragé.

– Oh ! si ! Maintenant... c'est presque la même chose. Tu m'entends... garce !

Angélique le contemplait avec une sorte de sourire lointain... C'était bien lui. Elle le revoyait debout dans le soleil, avec sa grosse main pleine de fraises des bois. Et, sur son visage, la même expression méchante, vengeresse... Oui, cela lui revenait en mémoire, peu à peu. Il se penchait ainsi... Un Nicolas plus gauche, campagnard encore, mais déjà insolite dans la douceur du petit bois printanier. Passionné comme une bête chaude et qui, pourtant, mettait ses bras au dos pour ne pas être tenté de saisir et de violenter :

– Je vais te dire... il n'y avait que toi dans ma vie... Moi, je suis quelque chose qui n'est pas à sa place et qui se promène toujours ici et là sans savoir... Ma seule place, c'était toi...

Pas mal comme déclaration pour un manant. Mais en vérité sa place vraie c'était celle où il se campait maintenant, terrifiant, insolent : capitaine de bandits dans la capitale !... La place des bons à rien qui veulent prendre aux autres plutôt que de peiner pour gagner... Cela se devinait déjà lorsqu'il abandonnait son troupeau de vaches pour aller chiper le casse-croûte des autres petits bergers. Et Angélique était sa complice !

Elle se redressa d'un coup de reins et lui planta dans les yeux son regard glauque.

– Je te défends de m'injurier. Je n'ai jamais été garce avec toi. Et maintenant donne-moi à manger. J'ai faim.

En vérité, la fringale qui venait de la saisir la tordait jusqu'au malaise. Nicolas Calembredaine parut décontenancé de cette attaque.

– Bouge pas, fit-il. On va s'occuper de ça.

Saisissant une barre de métal, il frappa sur un gong de cuivre qui brillait au mur comme un soleil. Aussitôt, on entendit dans l'escalier une galopade de sabots, et un homme à la mine ahurie parut dans l'entrebâillement de la porte. Nicolas le désigna à Angélique :

– Je te présente Jactance. Un de mes coupe-bourses. Mais surtout un fameux c... qu'a trouvé moyen de se faire f... au pilori le mois dernier. Alors je le garde ici pour la tambouille, histoire que les clients des Halles oublient un peu la forme de son nez. Après quoi, on lui collera une perruque et en avant les ciseaux ! Gare aux bourses ! Qu'est-ce qu'il y a dans ta marmite, fainéant ?

Jactance renifla et passa sa manche sous son nez humide.

– Des pieds de cochon, chef, avec du chou.

– Cochon toi-même ! beugla Nicolas. Est-ce que c'est un manger convenable pour une dame ?

– J'sais pas, chef...

– Ça ira, s'impatienta Angélique.

L'odeur de la nourriture la faisait presque défaillir. C'était vraiment très humiliant cette faim qu'elle éprouvait dans les moments les plus importants ou dramatiques de sa vie. Et plus les événements étaient dramatiques, plus elle avait faim !

Lorsque Jactance revint, portant une écuelle de bois débordante de chou et d'abats gélatineux, il était précédé du nain Barcarole. Celui-ci fit une cabriole, puis ébaucha à l'adresse d'Angélique un salut de cour que rendaient grotesque sa toute petite jambe potelée et son grand chapeau. Sa tête monstrueuse ne manquait pas d'intelligence, ni même d'une certaine beauté. C'était peut-être pour cela que, malgré sa difformité, il avait paru tout de suite sympathique à Angélique.

– J'ai l'impression que tu n'es pas mécontent de ta nouvelle conquête. Calembredaine, fit-il en lançant un clin d'œil à Nicolas. Mais qu'en pensera la marquise des Polaks ?

– Ta g... ! grogna le chef. De quel droit t'introduis-tu dans ma turne ?

– Du droit du fidèle serviteur qui mérite récompense. N'oublie pas que c'est moi qui t'ai amené cette jolie fille que tu lorgnais depuis si longtemps dans tous les coins de Paris.

– L'amener aux Innocents ! Ça, tu peux le dire, c'était malin ! Pour un peu, le Grand Coësre se l'adjugeait et Rodogone-l'Égyptien me la soufflait.

– Fallait bien que tu la gagnes, fit le minuscule Barcarole qui devait renverser la tête en arrière pour regarder Nicolas. Qui m'a f... un chef qui ne se serait pas battu pour sa marquise ! Et n'oublie pas, t'as pas payé toute la dot encore. N'est-ce pas, la belle ?