Angélique n'avait rien écouté, car elle mangeait avidement. Le nain la considéra d'un air attendri.
– Ce qu'il y a de meilleur dans les pieds de cochon, ce sont les petits os, fit-il aimablement, c'est bon de les sucer et c'est amusant de les cracher. À mon avis, à part les petits os, il faut laisser le reste.
– Pourquoi dis-tu que la dot n'est pas encore payée ? interrogea Calembredaine en fronçant les sourcils.
– Dame ! Et le type qu'elle veut qu'on supprime ? Le moine aux yeux bigles !... Le chef se tournait vers Angélique.
– C'est vrai cela ? T'es d'accord ?
Elle avait mangé trop vite. Repue, envahie d'une mauvaise torpeur, elle s'était étendue de nouveau sur les manteaux.
À la question de Nicolas, elle répondit, les yeux clos :
– Oui, il le faut.
– Ce n'est que justice ! brailla le nain. Le sang doit arroser les noces des gueux. Hou ! Hou ! Du sang de moine !...
Il blasphéma horriblement, puis, devant un geste menaçant de son chef, il s'enfuit dans l'escalier. Calembredaine referma la porte mal jointe d'un coup de talon. Debout au pied de l'étrange litière où gisait la jeune femme, il la considéra longuement, les poings sur les hanches. Elle finit par ouvrir les yeux.
– C'est vrai que tu me lorgnais depuis longtemps dans Paris ? demanda-t-elle.
– Je t'avais repérée tout de suite. Tu penses, avec tous mes gens, je suis vite au courant des nouveaux venus et je sais mieux qu'eux-mêmes le nombre de leurs bijoux et comment on peut entrer chez eux quand minuit sonne au beffroi de la place de Grève. Mais tu m'as vu aux Trois-Maillets...
– Ignoble ! murmura-t-elle avec un frisson. Oh ! pourquoi riais-tu en me regardant ?...
– Parce que je commençais à comprendre que bientôt tu serais à moi.
Elle le considéra froidement, puis haussa les épaules et bâilla. Elle ne craignait pas Nicolas comme elle avait craint Calembredaine. Elle avait toujours dominé Nicolas. Pour avoir peur d'un homme, il ne faut pas l'avoir connu enfant. Le sommeil la gagnait. Elle interrogea encore, vaguement :
– Pourquoi... mais pourquoi donc as-tu quitté Monteloup ?
– Ah ! ça alors, elle est forte ! cria-t-il en croisant les bras sur sa poitrine. Pourquoi ? Croyais-tu donc que j'avais envie que le vieux Guillaume m'embroche sur sa pique... après ce qui s'était passé avec toi ? J'ai quitté Monteloup le soir de tes noces... Cela aussi, tu l'avais oublié ?
Oui, cela aussi elle l'avait oublié. Sous ses paupières baissées, le souvenir renaissait avec son odeur de paille et de vin, le poids du corps musclé de Nicolas sur elle et cette sensation pénible de hâte et de colère, d'inachèvement.
– Ah ! fit-il avec amertume, on peut dire que je ne tenais guère de place dans ta vie. Bien sûr, tu n'as jamais pensé à moi pendant toutes ces années ?
– Bien sûr, répéta-t-elle nonchalamment, j'avais autre chose à faire que de penser à un valet de ferme.
– Garce ! cria-t-il hors de lui. Prends garde à ce que tu dis. Le valet de ferme est ton maître maintenant. Tu es à moi...
Il criait encore que, déjà, elle dormait. Loin de l'émouvoir, cette voix lui apportait la sensation d'une brutale, mais bienfaisante protection. Il s'interrompit.
– Et voilà, fit-il à mi-voix, c'est comme autrefois... quand tu t'endormais sur la mousse, en plein milieu de nos querelles. Eh bien dors, ma gazoute. Tu es à moi quand même. As-tu froid ? Veux-tu que je te couvre ?
Des paupières, elle fit un imperceptible signe affirmatif. Il alla chercher un somptueux manteau de beau drap et le jeta sur elle. Puis, de la main, très doucement, il lui effleura le front avec une sorte de crainte.
*****
Cette chambre était vraiment un lieu très bizarre. Bâtie d'énormes pierres comme les anciens donjons, elle était ronde et tristement éclairée par une meurtrière grillée. Elle était remplie d'un assemblage d'objets hétéroclites, depuis de délicats miroirs enchâssés dans l'ébène et l'ivoire jusqu'à de vieilles ferrailles, des outils de travail tels que des marteaux et des pioches, des armes...
Angélique s'étira. Mal éveillée, regardant avec étonnement autour d'elle, elle se leva et alla prendre l'un des miroirs qui lui renvoya la physionomie inconnue d'une fille pâle aux yeux farouches et trop fixes, comme ceux d'une chatte méchante guettant sa proie. La lumière du soir mêlait une teinte soufrée à sa chevelure désordonnée. Elle rejeta le miroir avec peur. Cette femme au visage traqué, déchu, ce ne pouvait être elle !... Que se passait-il ? Pourquoi y avait-il tant de choses dans cette chambre ronde ? Des épées, des marmites, des coffrets remplis d'accessoires, écharpes, éventails, gants, bijoux, des cannes, des instruments de musique, une bassinoire, des piles de chapeaux, et surtout des manteaux qui, jetés les uns sur les autres, avaient composé le lit sur lequel elle avait dormi ? Un seul meuble, un délicat chiffonnier marqueté de bois des îles, semblait très étonné de se trouver entre ces murs humides.
Passé dans sa ceinture, elle sentit quelque chose de dur. Elle tira sur une poignée de cuir et amena un long poignard effilé. Où avait-elle vu ce poignard ? C'était dans un cauchemar pesant et douloureux, au cours duquel la lune avait jonglé avec des têtes de morts. L'homme au teint sombre le tenait en main. Puis le poignard était tombé et Angélique l'avait ramassé dans la boue tandis que les deux hommes s'empoignaient et roulaient à terre. C'était ainsi qu'elle avait entre les mains le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Elle le glissa de nouveau dans son corsage. Sa pensée rassemblait des images confuses. Nicolas... où était Nicolas ?
Elle courut à la fenêtre. Entre les barreaux elle aperçut la Seine, avec ses flots lents, couleur d'absinthe sous le ciel nuageux et son va-et-vient incessant de barques et de chalands. Sur l'autre rive, déjà envahie par le crépuscule, elle reconnut les Tuileries et le Louvre. Cette vision de sa vie ancienne lui causa un choc et la persuada de sa folie. Nicolas ! Où était Nicolas ?
Elle se rua sur la porte et, la trouvant close et verrouillée à double tour, elle se mit à la marteler de coups en hurlant, en appelant Nicolas, en s'arrachant les ongles contre le bois pourri.
Une clef grinça et l'homme au nez rouge parut.
– Qu'est-ce que t'as à g... comme ça, marquise ? demanda Jactance.
– Pourquoi cette porte était-elle fermée ?
– J'sais pas.
– Où est Nicolas ?
– J'sais pas.
Il la considéra, puis décida :
– Viens un peu voir les copains, ça te distraira.
Elle le suivit dans un escalier de pierre, en tournevis, humide et sombre. À mesure qu'elle descendait, une clameur faite de vociférations, de gros rires et de braillements d'enfants, lui parvenait.
Elle déboucha dans une salle voûtée, remplie de personnages divers. Tout d'abord, sur la grande table, elle aperçut Cul-de-Bois posé là, comme une pièce de bœuf dans son plat. Au fond de la salle, un feu brillait et, assis sur la pierre de l'âtre, Pied-Léger surveillait la marmite. Une grosse femme plumait un canard. Une autre, plus jeune, se livrait à l'opération peu ragoûtante d'épouiller l'enfant à demi nu qu'elle tenait entre ses genoux. Un peu partout, affalés sur la paille du carrelage, il y avait des vieux et des vieilles, couverts de haillons, et des enfants sales et déguenillés qui disputaient des rognures aux chiens.
Quelques hommes, assis autour de la table sur de vieux tonneaux qui tenaient lieu de sièges, jouaient aux cartes ou fumaient en buvant.
À l'entrée d'Angélique, tous les yeux se tournèrent vers elle et un silence relatif s'établit parmi la misérable assemblée.
– Avance, ma fille, dit Cul-de-Bois avec un geste solennel. Tu es la gueuse de notre chef Calembredaine. On te doit considération. Écartez-vous donc, voyons, et laissez un siège à la marquise !