L'un des fumeurs de pipe donna un coup de coude à son voisin.
– Drôlement bien roulée, la frangine ! Calembredaine, ce coup-ci, a presque aussi bien choisi que toi.
L'homme interpellé s'approcha d'Angélique et lui prit le menton d'un geste à la fois aimable et péremptoire.
– Moi, je suis Beau-Garçon, dit-il.
Elle rabattit la main avec hargne.
– Ça dépend des goûts.
Un grand rire secoua l'auditoire, qui trouvait l'astuce suprêmement drôle.
– Ça dépend pas, fit Cul-de-Bois en hoquetant, c'est son nom. Beau-Garçon, c'est comme ça qu'on l'appelle. Allons, Jactance, amène à boire pour la gonzesse. Moi, elle me plaît.
On posa devant elle un grand verre à pied portant les armes d'un marquis dont la bande de Calembredaine avait dû visiter l'hôtel, certaine nuit sans lune. Jactance l'emplit à ras bord de vin rouge et fit la tournée des autres gobelets.
– À ta santé, marquise !... Comment t'appelles-tu ?
– Angélique.
Le rire gras et crapuleux des bandits éclata de nouveau sous les voûtes.
– Ça alors, c'est la plus belle ! Angélique !... Ha ! Ha ! Ha ! Tu parles d'un ange ! On n'a jamais vu ça chez nous... Et pourquoi pas ? Après tout, nous aussi, pourquoi on ne serait pas des Anges ! Puisque c'est notre marquise... À ta santé, marquise des Anges !...
Ils riaient, ils se tapaient sur les cuisses, et cela faisait comme un roulement sinistre et étourdissant autour d'elle.
– À ta santé, marquise ! Allons, bois... Bois donc !...
Mais elle demeurait immobile, regardant ce cercle de trognes avinées, barbues ou mal rasées, qui se penchaient sur elle.
– Bois donc ! hurla Cul-de-Bois de sa voix terrifiante.
Elle brava le monstre sans répondre.
Il y eut un silence menaçant, puis Cul-de-Bois soupira et regarda les autres d'un air navré.
– Elle veut pas boire ! Qu'est-ce qu'elle a ?
– Qu'est-ce qu'elle a ? répétait-on. Beau-Garçon, toi qui connais les femmes, essaie d'arranger ça.
Beau-Garçon haussa les épaules.
– Tas de croûtes, fit-il avec mépris, v's'êtes pas fichus de voir que celle-là c'est pas en gueulant dessus que vous l'aurez jamais.
Il s'assit près d'Angélique et, très doucement, lui flatta l'épaule comme à une enfant.
– Aie pas peur. Ils sont pas méchants, tu sais. C'est un air qu'ils se donnent comme ça pour effrayer les bourgeois. Mais toi, on t'aime bien déjà. Tu es notre marquise. Marquise des Anges ! Ça te plaît pas ? Marquise des Anges ! C'est un joli nom pourtant. Et ça te va, avec tes beaux yeux. Allons, bois, ma mignonne, c'est du bon vin. Un tonneau du port de la Grève, qui s'est amené sur ses pieds jusqu'à la tour de Nesle. C'est comme ça que les choses se passent chez nous. C'est la cour des Miracles.
Il lui approchait le verre des lèvres. Elle fut sensible au son de cette voix mâle et câline. Elle but. Le vin était bon. Il dispensait à son corps transi une agréable chaleur, et tout devint subitement plus simple et moins terrible. Elle but un second verre, puis s'accouda à la table et se mit à regarder autour d'elle. Le cul-de-jatte laissait tomber dans sa direction un regard morne de monstre marin en arrêt au fond des eaux. Était-il chargé de la surveiller ? Pourtant elle ne songeait pas à fuir. Où serait-elle allée ?
*****
Le soir ramenait dans leur repaire les mendiants et les mendiantes qui vivaient sous la juridiction de Calembredaine. Il y avait beaucoup de femmes portant entre leurs bras des enfants infirmes ou des nourrissons enveloppés de loques et dont les cris grêles ne cessaient point. L'un d'eux, dont le visage était couvert de boutons purulents, fut remis à la femme assise près de l'âtre. Celle-ci, d'une main preste, arracha toutes les croûtes du visage du nouveau-né, passa un torchon sur la petite frimousse qui redevint lisse et saine, puis elle mit l'enfant à son sein.
Cul-de-Bois sourit et commenta de sa voix rauque :
– Tu vois, on se guérit vite chez nous. T'as pas besoin d'aller aux processions pour voir des miracles. Ici, il y en a tous les jours. P't'être bien qu'en ce moment il y a une bonne dame des œuvres, comme ils disent, qui raconte : « Oh ! ma chère, j'ai vu un enfant sur le Pont-Neuf, quelle misère ! couvert de pustules... Naturellement, j'ai fait l'aumône à la pauvre mère... ». Et elles sont très contentes, les bégueules. Pourtant ça n'était que quelques pastilles de pain séché avec du miel dessus pour attirer les mouches. Tiens, voilà Mort-aux-Rats qui s'amène. Tu vas pouvoir partir...
Angélique l'interrogea du regard avec surprise.
– T'as pas besoin de comprendre, grommela-t-il. C'est convenu avec Calembredaine.
Le nommé Mort-aux-Rats, qui venait d'entrer, était un Espagnol si maigre que ses genoux et ses coudes pointus avaient transpercé ses chausses. Triste déchet des champs de bataille des Flandres, il n'en affectait pas moins des airs de matamore avec sa longue moustache noire, son feutre à plumes et, sur l'épaule, sa rapière à laquelle étaient enfilés les cadavres de cinq ou six gros rats. Le jour, l'Espagnol vendait par les rues un produit pour tuer les rongeurs. La nuit, il complétait ses maigres recettes en louant ses talents de « duelliste » à Calembredaine.
Avec beaucoup de dignité, il accepta un gobelet de vin, rongea une rave qu'il tira de sa poche, tandis que quelques vieilles se disputaient le produit de sa chasse ; il vendait un rat deux sols. Après avoir empoché l'argent, Mort-aux-Rats salua de sa rapière et la remit au fourreau.
– Je suis prêt, déclara-t-il avec emphase.
– Va, dit Cul-de-Bois à Angélique.
Sur la défensive, elle faillit poser une question, puis se ravisa. D'autres hommes s'étaient levés, des « drilles » ou des « narquois » comme on les appelait, anciens soldats aux goûts de pillage et de bataille, et que la paix venait de rejeter dans l'oisiveté. Elle se vit encadrée de leurs silhouettes patibulaires. Ils portaient des uniformes délabrés où pendaient encore les passementeries et dorures de quelque régiment princier. Angélique porta la main à son côté, sous son corsage, pour tâter le poignard de l'Égyptien. À l'occasion, elle était décidée à défendre chèrement sa vie. Mais le poignard avait disparu.
La colère l'envahit, une colère renforcée par l'excitation due au vin. Oubliant toute prudence, elle hurla :
– Qui m'a pris mon couteau ?
– Le v'là, dit aussitôt Jactance de sa voix traînante.
Il lui tendit l'arme d'un air innocent. Elle était stupéfaite. Comment avait-il pu prendre ce poignard sous son corsage sans qu'elle s'en doutât ?
Cependant, le même rire tonitruant, ce rire affreux des gueux et des bandits qui, toute sa vie désormais, devait hanter la jeune femme, éclata de nouveau.
– Bonne leçon, ma mignonne ! s'exclama Cul-de-Bois. Tu apprendras à connaître les mains de Jactance. Chacun de ses doigts est plus habile qu'un magicien. Va demander ce qu'en pensent les ménagères du carreau des Halles.
– Il est beau ce surin, fit l'un des « narquois » en prenant le poignard.
Puis, après l'avoir examiné, il le rejeta sur la table avec effroi.
– C'est le couteau de Rodogone-l'Égyptien !
Avec un mélange de respect et d'inquiétude, tout le monde considérait la lame qui luisait à la lueur des chandelles.
Angélique reprit son arme et la glissa dans sa ceinture. Elle eut l'impression que ce geste la consacrait aux yeux des misérables. On ignorait en quelle circonstance elle avait arraché ce trophée à l'un des plus redoutables ennemis de la bande. Un mystère planait, l'environnant d'une auréole un peu inquiétante.
Cul-de-Bois sifflota :
– Hé ! Hé ! elle est plus futée qu'elle n'en a l'air, la marquise des Anges !