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– Je vous accompagne, madame.

– Si tu veux. Tu tiendras la lanterne. Auparavant, monte le singe à Barbe pour qu'elle le nettoie, le réchauffe et lui donne à boire du lait.

Le pressentiment du drame s'était abattu sur Angélique de façon inéluctable. Malgré les paroles de réconfort que lui murmurait Javotte, pas un instant durant le trajet elle ne douta que le singe n'eût assisté à une scène terrible. Mais la réalité dépassait encore ses pires appréhensions. À peine arrivait-elle à l'entrée du quai des Tanneurs qu'un bolide, lancé, en courant, faillit la renverser. C'était Flipot, hagard.

Elle le saisit aux épaules et le secoua pour l'aider à reprendre ses esprits.

– J'allais te chercher, marquise des Anges, bégaya le gamin. Ils ont... ils ont tué Linot !

– Qui, ils ?

– Eux... Ces hommes, les clients.

– Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

Le pauvre mitron avala sa salive et dit précipitamment, comme s'il récitait une leçon apprise :

– Linot était dans la rue avec sa corbeille de gaufres. Il chantait :

– Oublies ! Oublies ! Qui appelle l'oublieur ?... Il chantait comme tous les soirs. L'un des clients qui étaient chez nous, vous savez, l'un des seigneurs masqués, en col de dentelle, a dit : « Voilà une jolie voix. Je me sens des envies d'oubliés. Qu'on aille me chercher le marchand. » Linot est venu. Alors le seigneur a dit : « Par Saint Denis, voilà un gamin plus séduisant encore que sa voix ». Il a pris Linot sur ses genoux et s'est mis à l'embrasser. D'autres sont venus et voulaient l'embrasser aussi... Ils étaient tous saouls comme des grives... Linot a lâché son panier et a commencé à crier et à leur donner des coups de pied. L'un des seigneurs a tiré son épée et la lui a plongée dans le ventre. Un autre aussi lui a plongé son épée dans le ventre. Linot est tombé, et il y avait plein de « raisiné » qui lui sortait du ventre.

– Maître Bourjus n'est pas intervenu ?

– Si, mais ils l'ont châtré.

– Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Qui ça ?

– Maître Bourjus.

– Tu deviens fou !

– Non, c'est pas moi, c'est eux qui sont fous, pour sûr. Quand maître Bourjus a entendu Linot crier, il est venu de la cuisine. Il disait : « Messeigneurs ! Voyons ! Messeigneurs ! » Mais ils lui ont sauté dessus. Ils riaient et le bourraient de coups en disant : « Gros tonneau ! Grosse barrique ! Même que moi, j'ai commencé à rigoler ». Et puis, il y en a un qui a dit : « Je le reconnais, c'est l'ancien patron du Coq-Hardi !... » Un autre dit : « Tu ne m'as pas l'air bien hardi pour un coq, je vais faire de toi un chapon. Il a pris un grand couteau à viande, ils se sont tous précipités sur lui et ils lui ont coupé... »

Le gamin acheva son récit d'un geste énergique qui ne laissait aucun doute sur l'affreuse mutilation dont avait été victime le pauvre rôtisseur.

– Y gueulait comme un âne ! Maintenant on ne l'entend plus gueuler. Peut-être qu'il est mort.

David voulait aussi les arrêter. Ils lui ont flanqué un grand coup d'épée sur la tête. Alors quand on a vu ça, David et moi, et les autres mitrons et les servantes et la Suzanne, on a tous f... le camp !

La rue de la Vallée-de-Misère avait un aspect inusité. Toujours animée en cette saison de carnaval, les nombreux clients qui remplissaient les rôtisseries continuaient de chanter et de choquer leurs verres. Mais, vers l'extrémité, il y avait un attroupement anormal de silhouettes blanches coiffées de hauts bonnets. Les rôtisseurs voisins et leurs marmitons, armés de lardoires et de tourne-broches, s'agitaient devant la taverne du Masque-Rouge.

– On ne sait quoi faire ! cria l'un d'eux à Angélique. Ces démons ont bloqué la porte avec des bancs. Et ils ont un pistolet...

– Il faut aller chercher le guet.

– David y a couru, mais...

Le patron du Chapon-Plume, qui était voisin du Masque-Rouge, dit en baissant la voix :

– Des valets ont arrêté le guet dans la rue de la Triperie. Ils lui ont dit que les clients qui étaient en ce moment au Masque-Rouge étaient de très hauts seigneurs, des gens de l'entourage du roi, et que le guet ferait une drôle de gueule quand il se verrait embarqué dans cette histoire. David a quand même été jusqu'au Châtelet, mais les valets avaient déjà prévenu les gardes. Au Châtelet, on lui a dit qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec ses clients.

*****

De la taverne du Masque-Rouge, un vacarme effrayant s'élevait : rires énormes, chants avinés, et cris si sauvages que les cheveux des braves rôtisseurs se dressaient sous leurs toques.

Tables et bancs ayant été entassés devant les fenêtres, on ne pouvait rien distinguer de ce qui se passait à l'intérieur, mais on entendait les bruits de verre et de vaisselle brisée, et, de temps en temps, le claquement sec d'un pistolet qui devait prendre pour cibles les beaux flacons de verrerie précieuse dont Angélique avait paré ses tables et l'auvent de la cheminée.

Angélique aperçut David. Il était aussi blême que son tablier, le front noué d'un torchon que maculait une étoile de sang.

Il vint à elle et compléta en balbutiant le récit de l'affreuse saturnale. Les seigneurs avaient été tout de suite très exigeants. Ils avaient déjà bu dans d'autres cabarets. Ils avaient commencé par renverser une pleine soupière quasi bouillante sur la tête d'un des mitrons. Puis on avait eu toutes les peines du monde à les chasser de la cuisine, où ils voulaient se saisir de la Suzanne, proie pourtant peu alléchante. Enfin, il y avait eu le drame de Linot, dont la charmante figure leur avait inspiré d'horribles désirs...

– Viens, dit Angélique en saisissant le bras de l'adolescent. Il faut aller voir. Je vais passer par la cour.

Vingt mains la retinrent.

– Tu n'es pas folle ?... Tu vas te faire embrocher ! Ce sont des loups !...

– Il est peut-être temps encore de sauver Linot et maître Bourjus ?...

– On ira quand ils commenceront à roupiller.

– Et quand ils auront tout cassé, pillé et brûlé ! Cria-t-elle.

Elle s'arracha des mains de ceux qui voulaient la retenir et, traînant David, entra dans la cour. De là, elle passa dans la cuisine.

La porte de la cuisine, communiquant avec la salle commune, avait été soigneusement verrouillée par David lorsqu'il s'était enfui avec les autres domestiques. Angélique poussa un soupir de soulagement. Au moins, les importantes provisions qui y étaient entreposées n'avaient pas été soumises à la fureur destructrice des misérables. Aidée du jeune garçon, elle poussa la table contre le mur et se hissa jusqu'à l'imposte qui, à mi-hauteur, permettait de jeter un regard à l'intérieur. Elle aperçut la salle dévastée, jonchée de vaisselle et de plats, de nappes souillées, de verres brisés. Les jambons et les lièvres avaient été décrochés des solives. Les ivrognes trébuchaient dessus, les écartaient à grands coups de bottes. Les paroles obscènes de leurs chansons, leurs jurons, leurs blasphèmes s'entendaient maintenant distinctement. La plupart d'entre eux étaient groupés autour d'une des tables, près de l'âtre. À leurs attitudes et à leurs voix de plus en plus pâteuses, on devinait qu'ils ne tarderaient pas à s'effondrer. À la lueur du feu, la vue de ces bouches ouvertes et braillantes, sous des masques noirs, avait quelque chose de sinistre. Les vêtements somptueux étaient maculés de taches de vin et de sauce, et peut-être aussi de sang. Angélique cherchait à distinguer les corps de Linot et du rôtisseur. Mais, les chandelles ayant été renversées, le fond de la salle était dans la pénombre.

– Quel est celui qui a, le premier, attaqué Linot ? demanda-t-elle à voix basse.

– Le petit homme, là, au coin de la table, celui qui a un flot de rubans rosés sur un justaucorps pervenche. C'est lui qui paraissait donner le branle et entraînait les autres.