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Au même instant, celui que désignait David se dressa péniblement et, levant son verre d'une main tremblante, s'écria d'une voix de fausset :

– Messieurs, je bois à la santé d'Astrée et d'Asmodée, princes de l'amitié.

– Oh ! cette voix ! s'exclama Angélique en se rejetant en arrière.

Elle l'aurait reconnue entre mille. C'était la voix qui, dans ses pires cauchemars, l'éveillait encore parfois : « Madame, vous allez mourir ! »

Ainsi c'était donc LUI – toujours lui. Avait-il donc été choisi par les enfers pour représenter sans cesse auprès d'Angélique le démon d'un malfaisant destin ?

– Est-ce lui qui a donné à Linot le premier coup d'épée ? demanda-t-elle.

– Peut-être, je ne sais plus. Mais le grand, là, derrière, en rhingrave rouge, l'a frappé aussi.

Celui-là non plus, il n'avait pas besoin d'ôter son masque pour qu'elle le reconnût. Le frère du roi et le chevalier de Lorraine ! Et elle était certaine maintenant de pouvoir mettre un nom sur toutes les autres faces masquées !

Soudain, l'un des ivrognes commença à jeter les chaises et les tabourets dans le feu. L'un d'eux saisit une bouteille et, de loin, la lança à travers la salle. La bouteille éclata dans le feu. C'était de l'eau-de-vie. Une énorme flamme jaillit et embrasa aussitôt les meubles. Un feu d'enfer s'engouffra en ronflant dans la cheminée, et des tisons jaillirent en crépitant sur le dallage.

Angélique dégringola de son perchoir.

– Ils vont incendier la maison. Il faut les arrêter !

Mais l'apprenti l'enserra de ses bras nerveux.

– Vous n'irez pas. Ils vont vous tuer !

Ils luttèrent un instant. Ses forces décuplées par la colère et la crainte du feu, Angélique réussit à se dégager et à repousser David.

Angélique rajusta son masque. Elle non plus ne se souciait pas d'être reconnue. Résolument, elle repoussa les verrous et tira avec fracas la porte de la cuisine. L'apparition sur le seuil de cette femme drapée dans sa mante noire et si curieusement masquée de rouge causa un instant de stupeur parmi les fêtards. Le ton des chants et des cris baissa.

– Oh ! le masque rouge !

– Messieurs, dit Angélique d'une voix vibrante, avez-vous perdu l'esprit ? Ne craignez-vous pas la colère du roi lorsque la rumeur publique lui apprendra vos crimes ?...

Au silence hébété qui suivit, elle sentit qu'elle avait lancé le seul mot – le roi ! – capable de pénétrer dans les cervelles embrumées des ivrognes et d'y allumer une lueur de lucidité. Profitant de son avantage, elle se porta hardiment en avant. Son intention était de parvenir jusqu'à l'âtre et d'en extraire les meubles enflammés afin de réduire le brasier et d'éviter ainsi le feu de cheminée qui menaçait.

C'est alors qu'elle aperçut sous la table le corps affreusement mutilé de maître Bourjus. Près de lui, l'enfant Linot, le ventre ouvert, le visage blanc comme neige, calme comme celui d'un ange, semblait dormir. Les sangs des deux victimes se mêlaient aux rigoles de vin qui coulaient parmi des éclats de bouteilles.

L'horreur de ce spectacle la paralysa une seconde. Comme un dompteur qui, pris de panique, se détourne un instant de ses fauves, elle perdit le contrôle de la meute. Cela suffit pour déchaîner de nouveau la tempête.

– Une femme ! Une femme !

– Voilà ce qu'il nous faut !

Une main brutale s'abattit sur la nuque d'Angélique. Elle reçut un coup violent sur la tempe. Tout devint noir. Elle était suffoquée par une nausée. Elle ne savait plus où elle était. Quelque part, une voix de femme poussait un cri aigu et continu... Elle s'aperçut que c'était elle qui criait.

Elle était étendue sur la table, et les masques noirs se penchaient sur elle avec de grands hoquets de rire.

Ses poignets et ses chevilles étaient immobilisés par des poignes de fer. Ses jupes furent relevées violemment.

– À qui le tour ? Qui s'envoie la gueuse ?

Elle criait comme on crie dans les cauchemars, dans un paroxysme de désespoir et de terreur.

Un corps s'abattit sur elle. Une bouche se colla à sa bouche. Puis il y eut un brusque silence, si profond qu'Angélique put croire qu'elle avait vraiment perdu connaissance. Cependant, il n'en était rien, C'étaient ses bourreaux qui venaient de se taire et de s'immobiliser. Leurs regards troubles et effarés suivaient à terre un objet qu'Angélique ne voyait pas.

Celui qui, une seconde plus tôt, était grimpé sur la table et s'apprêtait à violer la jeune femme, s'était écarté précipitamment. Sentant que ses bras et ses jambes étaient redevenus libres, Angélique se redressa et rabattit vivement ses longues jupes. Elle ne comprenait pas. On aurait dit qu'une baguette de magicien venait soudain de pétrifier les forcenés. Lentement, elle se laissa glisser jusqu'au sol. Alors elle aperçut le chien Sorbonne, qui avait renversé le petit homme en justaucorps pervenche et lui tenait solidement la gorge entre ses crocs. Le dogue était entré par la porte de la cuisine, et son attaque avait été rapide comme l'éclair.

L'un des libertins bredouilla :

– Rappelez votre chien... Où... où est le pistolet ?

– Ne bougez pas, ordonna Angélique. Si vous faites un seul mouvement, je donne l'ordre à cette bête d'étrangler le frère du roi !

Ses jambes tremblaient sous elle comme celles d'un cheval fourbu, mais sa voix était nette.

– Messieurs, ne bougez pas, répéta-t-elle, sinon vous porterez TOUS la responsabilité de cette mort devant le roi.

Puis, très calme, elle fit quelques pas. Elle regarda Sorbonne. Il tenait sa victime comme le lui avait appris Desgrez. Un seul mot, et les mâchoires d'acier broieraient totalement cette chair pantelante, feraient craquer les os. De la gorge de Monsieur d'Orléans s'échappaient des bredouillements indistincts. Son visage était violet de suffocation.

– Warte, dit doucement Angélique.

Sorbonne remua légèrement la queue pour montrer qu'il avait compris et qu'il attendait les ordres. Autour d'eux, les auteurs de l'orgie restaient immobiles, dans l'attitude où les avait surpris l'irruption du chien. Ils étaient tous trop ivres pour essayer de comprendre ce qui se passait. Ils voyaient seulement que Monsieur, frère du roi, était sur le point d'être étranglé, et cela suffisait à les terrifier.

Angélique, sans les quitter du regard, ouvrit un des tiroirs de la table, prit un couteau et s'approcha de l'homme à la rhingrave rouge, qui se trouvait le plus près d'elle. La voyant lever son couteau, il eut un geste de recul.

– Ne bougez pas ! dit-elle sur un ton sans réplique. Je ne veux pas vous tuer. Je veux seulement savoir à quoi ressemble un assassin en dentelles !

Et, d'un geste prompt, elle coupa le lacet qui retenait le masque du chevalier de Lorraine. Lorsqu'elle eut regardé ce beau visage consumé par la débauche et qu'elle connaissait trop bien pour l'avoir vu se pencher sur elle, au Louvre, une nuit qu'elle n'oublierait jamais, elle alla vers les autres.

Hébétés, arrivés au dernier degré de l'ivresse, ils se laissaient faire et elle les reconnaissait tous, tous : Brienne, le marquis d'Olone, le beau de Guiche, son frère Louvignys, et celui-là qui, lorsqu'elle le découvrit, ébaucha une grimace moqueuse et murmura :

– Masque noir contre masque rouge.

C'était Péguilin de Lauzun. Elle reconnut aussi Saint-Thierry, Frontenac. Un élégant seigneur, étendu à même le sol, dans les flaques de vin et de vomissures, ronflait. La bouche d'Angélique s'emplit de haine et d'amertume haineuse lorsqu'elle identifia les traits du marquis de Vardes.

Ah ! les beaux jeunes gens du roi ! Elle avait admiré jadis leur plumage chatoyant, mais l'hôtesse du Masque-Rouge n'avait droit qu'à l'image de leur âme pourrie !