Et il lui mit sous le nez le poème dont il s'était délecté pendant le trajet, sans souci de se voir infliger une amende.
– Je suis un homme perdu, constata Brienne d'une voix pâteuse. Les choses vont vite en ce royaume ! Je n'ai pas encore réussi à... évacuer tout le vin que j'ai bu dans cette maudite taverne, qu'on vient déjà m'en faire payer le prix.
*****
– Monsieur le ministre, lui dit Louis XIV, pour beaucoup de raisons, une conversation avec vous m'est pénible. Soyons brefs. Reconnaissez-vous avoir participé cette nuit à ces ignobles attentats dénoncés dans ce papier ? Oui ou non ?
– Sire, j'étais là, mais je n'ai pas commis toutes ces turpitudes. Le Poète-Crotté reconnaît lui-même que ce n'est pas moi qui ai assassiné le petit marchand d'oubliés.
– Et qui est-ce donc ?
Le comte de Brienne demeura silencieux.
– Je vous approuve de ne pas rejeter entièrement sur d'autres une responsabilité que vous partagez amplement. Cela se voit à votre visage. Tant pis pour vous, monsieur le comte, vous avez eu la malchance de vous faire reconnaître. Vous paierez pour les autres. Le petit peuple murmure... à juste titre. Il faut donc que justice soit faite, et promptement. Je veux que ce soir on puisse dire sur le Pont-Neuf que M. de Brienne est à la Bastille... et qu'il sera châtié durement. Quant à moi, je suis enchanté de cette occasion qui me débarrasse d'un visage que je ne supportais plus qu'avec peine. Vous savez pourquoi.
Le pauvre Brienne soupira en songeant aux timides baisers qu'il avait essayé de voler à la tendre La Vallière alors qu'il ignorait encore le penchant de son maître pour cette belle personne.
C'était payer à la fois une amourette pleine d'innocence et une orgie éhontée. Il y eut un gentilhomme de plus à Paris pour maudire la plume du poète. Sur le chemin de la Bastille, le carrosse qui conduisait Brienne fut arrêté par une troupe de marchandes des Halles. Elles brandissaient les feuillets du pamphlet et leur couteau à découper, et réclamaient qu'on leur livrât le prisonnier pour lui faire subir... ce qu'il avait fait subir au pauvre cuisinier Bourjus.
Brienne ne respira que lorsque les lourdes portes de la prison se refermèrent sur lui et sur sa virilité sauvée.
*****
Mais, le lendemain matin, une nouvelle nuée de blancs feuillets s'abattit sur Paris. Comble d'insolence, le roi trouva l'épigramme sous l'assiette d'un en-cas qu'il s'apprêtait à manger avant de se rendre au bois de Boulogne pour courir le daim. La chasse fut décommandée et M. d'Olone, premier veneur de France, prit une direction opposée à celle qu'il comptait suivre. C'est-à-dire qu'au lieu de descendre le Cours-laReine, il remonta le cours Saint-Antoine, qui le menait à la Bastille. En effet le nouvel article le nommait expressément comme ayant maintenu maître Bourjus pendant qu'on l'assassinait.
Chaque jour donnera un nom et le dernier venu
Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,
Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?
Ensuite ce fut le tour de Lauzun. On cria son nom dans les rues alors qu'il se rendait en carrosse au petit lever du roi. Sur-le-champ, Péguilin fit tourner ses chevaux et prit la direction de la Bastille.
– Préparez mon appartement, dit-il au gouverneur.
– Mais, monsieur le duc, je n'ai pas d'ordre à votre sujet.
– Vous allez en recevoir, soyez sans crainte.
– Mais où est votre lettre de cachet ?
– La voici, dit Péguilin en tendant à M. de Vannois la feuille imprimée qu'il venait d'acheter dix sols à un gamin pouilleux.
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Frontenac préférait s'enfuir sans attendre. Vardes lui déconseilla vivement d'agir ainsi.
– Votre fuite est un aveu. Elle va sûrement vous dénoncer. Alors qu'en continuant à jouer l'innocence, vous passerez peut-être au travers de cette cascade de dénonciations. Ainsi, regardez-moi. Ai-je l'air troublé ? Je plaisante, je ris. Personne ne me soupçonne, et le roi me confie lui-même combien cette affaire le tourmente.
– Vous cesserez de rire quand votre tour viendra.
– J'ai comme une idée qu'il ne viendra pas : Ils étaient « treize », dit la chanson. En voici à peine trois de nommés et, déjà, on assure que des vendeurs arrêtés ont dévoilé, sous la torture, le nom du maître imprimeur. Dans quelques jours, la chute des feuilles cessera, et tout rentrera dans l'ordre.
– Je ne partage pas votre optimisme sur la courte durée de cette pénible saison, dit le marquis de Frontenac en relevant frileusement le col de son manteau de voyage. Pour moi, je préfère l'exil à la prison. Adieu.
Il avait atteint la frontière d'Allemagne lorsque son nom parut et passa presque inaperçu. En effet, la veille même, Vardes avait été sacrifié à la vindicte publique et, dans des termes tels, que le roi s'en était ému. En effet, le Poète-Crotté accusait, ni plus ni moins, ce « scélérat mondain » d'être l'auteur de la lettre espagnole qui, deux ans plus tôt, avait été introduite dans l'appartement de la reine, à seule fin de l'instruire charitablement des infidélités de son époux avec Mlle de La Vallière. L'accusation rouvrait une blessure vive au cœur du souverain, car il n'avait jamais pu mettre la main sur les coupables et, plus d'une fois, en avait parlé à Vardes, lui demandant conseil à ce sujet. Tandis qu'il interrogeait le capitaine des gardes suisses, faisait venir Mme de Soissons, sa maîtresse et complice ; tandis que sa belle-sœur Henriette d'Angleterre, impliquée également dans l'histoire de la lettre espagnole, se jetait à ses pieds et que de Guiche et le petit Monsieur se disputaient aigrement dans le privé avec le chevalier de Lorraine, la liste des criminels de la taverne du Masque-Rouge continuait imperturbable à offrir, chaque jour, une nouvelle victime à la foule. Louvignys et Saint-Thierry, résignés à l'avance et ayant pris leurs dispositions, surent un beau matin que Paris connaissait maintenant le nombre exact de leurs maîtresses et leurs particularités amoureuses. Ces détails assaisonnaient l'habituel refrain :
Mais qui donc a tué un enfant de tendre âge ?
Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?...
Bénéficiant du trouble dans lequel les révélations faites sur Vardes jetaient le roi, Louvignys et Saint-Thierry furent seulement priés d'abandonner leurs charges et de se rendre dans leurs terres.
Un vent d'excitation soufflait sur Paris.
– À qui le tour ? À qui le tour ? beuglaient chaque matin les vendeurs de chansons.
On s'arrachait les feuilles. De la rue aux fenêtres, on se criait « le nom » du jour. Les gens du meilleur monde prirent l'habitude de s'aborder en se disant mystérieusement :
– Mais qui donc a tué le p'tit marchand d'oubliés ?...
Et l'on pouffait de rire.
Puis, un bruit commença à circuler et les rires se figèrent. Au Louvre, un climat de panique et de profond embarras succéda à l'amusement de ceux qui, forts de leur conscience, suivaient gaiement le déroulement du jeu de massacre. On vit plusieurs fois la reine mère se rendre elle-même au palais royal pour y entretenir son second fils. Aux alentours du palais qu'habitait le petit Monsieur, des paquets de badauds hostiles, muets, stationnaient. Personne ne parlait encore, personne n'affirmait, mais le bruit courait que le frère du roi avait participé à l'orgie du Masque-Rouge, et que c'était LUI qui avait assassiné le petit marchand d'oubliés.
*****
Ce fut par Desgrez qu'Angélique connut les premières réactions de la cour. Le lendemain même de l'attentat, alors que Brienne, conduit à la Bastille, avait bien de la peine à y parvenir, le policier frappait à la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois où Angélique s'était réfugiée.