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Elle écouta avec une expression fermée le récit qu'il lui fit des paroles et des décisions du roi.

– Il s'imagine qu'avec Brienne il sera quitte, murmura-t-elle, les dents serrées. Mais attention ! Cela ne fait que commencer. Ce sont d'abord les moins coupables. Et cela montera, montera jusqu'au jour où le scandale éclatera, où le sang de Linot éclaboussera les marches du trône.

Elle tordit avec passion ses mains blêmes et glacées.

– Je viens de le conduire au cimetière des Saints-Innocents. Toutes les commères des Halles ont quitté leurs auvents et ont suivi ce pauvre petit être qui n'avait reçu de l'existence que sa beauté et sa gentillesse. Et il a fallu que des princes vicieux viennent lui ôter son seul bien : la vie. Mais, pour son enterrement, il a eu le plus beau cortège.

– Les dames de la Halle font en ce moment un brin de conduite à M. de Brienne.

– Qu'elles le pendent, qu'elles mettent le feu à son carrosse, qu'elles mettent le feu au palais royal ! Qu'elles mettent le feu à tous les châteaux des environs : Saint-Germain, Versailles...

– Incendiaire ! Ou irez-vous danser alors, quand vous serez redevenue une grande dame ?

Elle le regarda intensément et hocha la tête.

– Jamais, plus jamais, je ne redeviendrai une grande dame. J'ai tout essayé, et puis tout perdu de nouveau. Ce sont eux les plus forts. Avez-vous les noms que je vous ai demandés ?

– Voilà, fit Desgrez en tirant un rouleau de parchemin de son manteau. Résultat d'une enquête strictement personnelle et que je suis seul à connaître : sont entrés à la taverne du Masque-Rouge, en ce soir d'octobre 1664 : Monsieur d'Orléans, le chevalier de Lorraine, M. le duc de Lauzun...

– Oh ! je vous en prie, pas de titres, soupira Angélique.

– C'est plus fort que moi, fit Desgrez en riant. Vous savez que je suis un fonctionnaire très respectueux du régime. Nous disons donc : MM. de Brienne, de Vardes, Du Plessis-Bellière, de Louvignys, de Saint-Thierry, de Frontenac, de Cavois, de Guiche, de La Vallière, d'Olone, de Tormes.

– De La Vallière ? Le frère de la favorite ?

– Lui-même.

– C'est trop beau, murmura-t-elle, les yeux brillants du plaisir de la revanche. Mais... attendez, cela fait quatorze. J'en avais compté treize.

– Au départ, ils étaient quatorze, car M. le marquis de Tormes était avec eux. Cet homme d'âge aime à partager les débordements de la jeunesse. Cependant, quand il eut reconnu les intentions de Monsieur sur le petit garçon, il se retira en disant : « Bonsoir, messieurs, je ne veux pas vous accompagner dans ces sentiers détournés. Je me plais à suivre mon petit bonhomme de chemin et je vais coucher tout bonnement chez la marquise de Raquenau ». Nul n'ignore que cette grosse dame est sa maîtresse.

– Excellente histoire pour lui faire payer sa lâcheté !

Desgrez considéra un instant le visage crispé d'Angélique et il eut un sourire mince.

– La méchanceté vous va bien. Quand je vous ai connue, vous étiez plutôt du genre émouvant – de celui qui attire la meute.

– Et vous, quand je vous ai connu, vous étiez du genre affable, gai, franc. Maintenant je suis parfois prête à vous haïr.

Elle lui darda au visage le rayon de ses yeux verts et grinça :

– Grimaut du diable !

Le policier se mit à rire d'un air amusé.

– Madame, on dirait, à vous entendre, que vous avez fréquenté la classe des argotiers.

Angélique haussa les épaules, se dirigea vers la cheminée et prit une bûche avec les pincettes pour se donner une contenance.

– Vous avez peur, n'est-ce pas ? reprit Desgrez de sa voix traînante de Parisien des faubourgs. Vous avez peur pour votre petit Poète-Crotté ? Cette fois, j'aime mieux vous en avertir : il ira jusqu'à la potence.

La jeune femme évita de répondre, bien qu'elle eût envie de crier : Jamais il n'ira à la potence ! On ne prend pas le poète du Pont-Neuf. Il s'envolera comme un maigre oiseau et ira se percher sur les tours de Notre-Dame.

Elle était dans un état d'exaltation qui lui tendait les nerfs à les briser. Elle tisonna le feu, gardant le visage penché vers la flamme. Elle avait au front une petite brûlure, causée, la nuit dernière, par une escarbille. Pourquoi Desgrez ne s'en allait-il pas ? Pourtant elle aimait qu'il fût là. Habitude ancienne, sans doute.

– Quel nom avez-vous dit ? s'écria-t-elle tout à coup. Du Plessis-Bellière ? Le marquis ?

– Vous voulez des titres maintenant ? Eh bien ! il s'agit en effet du marquis Du Plessis-Bellière, maréchal de camp du roi... Vous savez, le vainqueur de Norgen.

– Philippe ! murmura Angélique.

Comment ne l'avait-elle pas reconnu quand il avait soulevé son masque et posé sur elle ce même regard d'un bleu froid qu'il posait jadis, si dédaigneusement, sur sa cousine en robe grise ? Philippe Du Plessis-Bellière ! Le château du Plessis lui apparut, posé comme un blanc nénuphar sur son étang...

– Comme c'est étrange, Desgrez ! Ce jeune homme est un de mes parents, un mien cousin qui habitait à quelques lieues de notre château. Nous avons joué ensemble.

– Et maintenant que le petit cousin s'en vient jouer avec vous dans les tavernes, vous allez l'épargner ?

– Peut-être. Après tout, ils étaient treize. Avec le marquis de Tormes, le compte y sera.

– N'êtes-vous pas imprudente, ma mie, de raconter tous vos secrets à un grimaut du diable ?

– Ce que je vous dis ne vous fera pas découvrir l'imprimeur du Poète-Crotté, ni comment les pamphlets pénètrent au Louvre. Et puis, d'ailleurs, vous ne me trahirez pas, moi !

– Non, madame, je ne VOUS trahirai pas, mais je ne vous tromperai pas non plus. Cette fois le Poète-Crotté sera pendu !

– C'est ce que nous verrons !

– Hélas ! c'est en effet ce que nous verrons, répéta-t-il. Au revoir, madame.

*****

Lorsqu'il l'eut quittée, elle eut de la peine à calmer le long frisson qui l'avait saisie. Le vent d'automne sifflait dans la rue des Francs-Bourgeois. La tempête entraînait le cœur d'Angélique. Jamais elle n'avait connu au fond d'elle-même pareille tourmente. L'anxiété, la peur, la douleur lui étaient familières. Mais, cette fois, elle atteignait un désespoir aigu et sans larmes, pour lequel elle refusait tout apaisement, toute consolation. Audiger était accouru, son honnête visage bouleversé. Il l'avait prise dans ses bras, mais elle l'avait repoussé.

– Ma pauvre chérie, c'est un vrai drame. Mais il ne faut pas vous laisser abattre. Quittez cette expression tragique. Vous m'effrayez !

– C'est une catastrophe, une terrible catastrophe ! Maintenant que la taverne du Masque-Rouge a disparu, comment me procurerai-je de l'argent ? Les corporations ne sont pas tenues de me défendre, au contraire. Mon contrat avec maître Bourjus est aujourd'hui sans valeur. Mes économies vont être bientôt épuisées. J'avais engagé de gros fonds dernièrement pour la réfection de la salle et dans les réserves de vins, d'eau-de-vie et de liqueurs. À la rigueur, David pourra se faire rembourser par le bureau des Incendies. Mais on sait combien ces gens sont serrés. Et, de toute façon, le pauvre garçon ayant perdu tout son héritage, je ne pourrai guère lui demander le peu d'argent qu'il se procurera par ce moyen. Tout ce que j'avais si péniblement édifié s'est écroulé... Que vais-je devenir ?

Audiger appuya sa joue contre les doux cheveux de la jeune femme.

– Ne craignez rien, mon amour. Tant que je serai là, vous et vos enfants ne manquerez de rien. Je ne suis pas riche, mais je possède suffisamment d'argent pour vous aider. Et, dès que mon commerce marchera, nous travaillerons ensemble, comme c'était convenu.