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Ce jeune bourgeois, Audiger, était actuellement maître d'hôtel du comte de Soissons, et sur le point d'obtenir la liberté de fabriquer le chocolat en France.

« Ah ! pas de ça ! se dit Angélique. C'est moi qui ai la patente exclusive de la fabrication. »

Elle décida de se renseigner plus à fond sur le maître d'hôtel Audiger. De toute façon, cela prouvait que l'idée du chocolat était dans l'air, et qu'il fallait se hâter de la réaliser, si elle ne voulait pas se laisser distancer par des concurrents plus habiles ou bénéficiant de protections plus puissantes.

*****

À quelques jours de là, un après-midi où, aidée de Linot, elle était en train de disposer des fleurs dans des pots d'étain placés sur les tables, un beau jeune homme, richement vêtu, descendit les marches du seuil et vint à elle.

– Je m'appelle Audiger, et je suis maître d'hôtel du comte de Soissons, dit-il. On m'a dit que vous aviez dans l'esprit de fabriquer du chocolat, mais que vous n'aviez pas de patente. Eh bien, moi, j'ai cette patente. Voilà pourquoi je viens vous avertir amicalement qu'il est inutile que vous poursuiviez cette idée. Sinon, vous serez vaincue.

– Je vous suis bien obligée de votre attention, monsieur, répondit-elle. Mais, si vous êtes certain de gagner, je ne comprends pas pourquoi vous venez me trouver, car vous risquez au contraire de vous trahir en me montrant une partie de vos armes et, peut-être, la faiblesse de vos projets.

Le jeune homme sursauta, décontenancé. Il observa plus attentivement son interlocutrice et un sourire détendit ses lèvres, que soulignait une fine moustache brune.

– Dieu que vous êtes jolie, ma mie !

– Si vous ouvrez le feu de cette façon, je me demande quelle bataille vous êtes venu livrer ici ? fit Angélique, ne pouvant s'empêcher de sourire elle aussi.

Audiger jeta son manteau et son feutre sur une table et s'assit en face d'Angélique. Peu d'instants après, ils étaient devenus presque des amis. Audiger avait une trentaine d'années. Son léger embonpoint ne nuisait pas à sa belle taille. Comme tous les officiers de bouche au service d'un grand seigneur, il portait l'épée et était aussi bien mis que son maître.

Il raconta que ses parents étaient des petits-bourgeois de province assez aisés, qui lui avaient permis de faire quelques études. Il avait acheté une charge d'officier de bouche dans l'armée et, après quelques campagnes, il s'était amusé à passer la maîtrise de cuisinier. Ensuite, afin de compléter ses connaissances, il était allé deux ans en Italie en vue d'étudier les spécialités limonadières et de confiserie, les glaces et les sorbets, les dragées et les pastilles, et aussi le chocolat.

– C'est à mon retour d'Italie, en 1660, que j'ai eu la bonne fortune de plaire à Sa Majesté, de sorte que mon avenir se trouve désormais assuré. Voici par quel truchement : alors que je traversais la campagne aux environs de Gênes, je remarquai dans les champs d'incomparables petit pois en cosses. Or, nous étions au mois de janvier. J'eus la pensée de les faire cueillir et mettre en caisse et, quinze jours après, étant à Paris, je les présentai au roi, par le moyen de M. Bontemps, son premier valet de chambre. Oui, ma chère, ce n'est pas la peine de me regarder avec de grands yeux. J'ai vu le roi de près et il m'a entretenu avec bonté. Autant que je me souvienne, Sa Majesté était accompagnée de Monsieur, de M. le comte de Soissons, de M. le maréchal de Gramont, du marquis de Vardes, du comte de Noailles et de M. le duc de Créqui. D'une commune voix, ces princes s'écrièrent, après avoir examiné mes petits pois, qu'ils n'avaient jamais rien vu de plus beau. M. le comte de Soissons en écossa quelques-uns devant le roi. Puis, celui-ci m'ayant témoigné sa satisfaction, m'ordonna de les porter au sieur Beaudoin, contrôleur de la bouche, et de lui dire d'en employer une partie pour faire plusieurs plats, l'un destiné à la reine mère, l'autre à la reine et le troisième à M. le cardinal, qui se trouvait alors au Louvre, et qu'on lui conservât le reste, qu'il mangerait le soir avec Monsieur. En même temps, il ordonna à M. Bontemps de me faire donner un présent en argent, mais je le remerciai. Alors Sa Majesté insista et dit qu'Elle m'accorderait ce que je lui demanderais. Deux ans plus tard, ayant réalisé une certaine fortune, je lui demandai l'autorisation d'ouvrir une limonaderie qui distribuerait, entre autres produits, du chocolat.

– Pourquoi n'êtes-vous pas encore installé ?

– Tout doux, ma belle. Ces choses-là demandent de mûrir. Mais, dernièrement, le chancelier Séguier, après avoir examiné ma lettre patente royale, m'a promis de l'enregistrer en y apposant le sceau royal et sa griffe, afin de la rendre exécutoire immédiatement. Vous voyez bien, belle amie, qu'avec cette exclusivité de vente, il ne vous sera guère facile de me damer le pion, à supposer même que vous obteniez une patente semblable à la mienne.

Malgré la sympathie que l'enjouement et la franchise du visiteur lui inspiraient, la jeune femme éprouvait une véritable déception.

Elle fut sur le point de contredire son interlocuteur avec force et de rabaisser un peu sa superbe en lui révélant qu'elle aussi, ou plutôt le jeune Chaillou, était en possession d'une semblable exclusivité, laquelle au surplus avait l'avantage d'avoir été enregistrée antérieurement.

Mais elle se retint à temps de dévoiler ses atouts. L'un des papiers pouvait n'être pas valable ; il lui faudrait se renseigner encore près des corporations et du prévôt des marchands.

Comme elle ne comprenait pas grand-chose à ces histoires, elle préféra ne pas heurter de front son « concurrent » et continua de badiner.

– Vous n'êtes pas galant, messire, de vous opposer ainsi au désir d'une dame. Je meurs d'envie, moi, de servir du chocolat aux Parisiens !...

– Eh bien, s'écria-t-il jovial, j'entrevois le moyen de tout arranger. Épousez-moi.

Angélique rit de bon cœur, puis elle lui demanda s'il resterait à prendre son repas à la taverne.

Il accepta et elle le servit avec un soin particulier. Il fallait qu'il se rendît compte que les patrons du Masque-Rouge n'étaient pas les premiers venus. Cependant, Audiger la dévorait des yeux tandis qu'elle allait et venait à travers la salle. Quand il partit, il paraissait subitement soucieux.

Angélique se frotta les mains. « Il commence à comprendre qu'il ne l'a pas encore lancé, son chocolat ! se dit-elle. Mais je n'ai plus un instant à perdre. »

*****

Le soir, elle aborda maître Bourjus.

– Mon oncle, je voudrais vous demander votre avis pour cette histoire de chocolat...

Le rôtisseur, dont c'était le tour de guet, s'apprêtait à se rendre au Châtelet. Il haussa les épaules en riant doucement.

– Comme si tu avais besoin de mon avis, sournoise, pour n'en faire qu'à ta tête !

– C'est que l'affaire est sérieuse, maître Bourjus. J'ai l'intention d'aller demain au bureau des Corporations pour demander la valeur exacte de la patente que possède David...

– Vas-y. Vas-y, ma fille. Aussi bien, quelle force humaine t'empêcherait d'y aller, si tu l'as décidé.

– Maître Bourjus, vous me parlez comme si vous blâmiez mon initiative.

Il souffla le briquet avec lequel il venait d'allumer sa lanterne, puis il tapota paternellement la joue d'Angélique.

– Tu sais bien que je suis un timoré... J'ai toujours peur que les choses tournent mal. Mais, va ton chemin, ma petite, sans t'inquiéter de mes soupirs de vieux grognon. Tu es le soleil de ma maison, et tout ce que tu fais est bien.