Выбрать главу

*****

En place de Grève on venait d'amener, dans un tombereau, le maître imprimeur Gilbert et deux de ses commis. Trois autres potences étaient dressées pour eux près de celle du Poète-Crotté. Comme maître Aubin passait dans le nœud coulant la tête chenue de l'imprimeur, une rumeur naquit et s'amplifia :

– La grâce ! Le roi accorde la grâce.

Maître Aubin hésita.

Il arrivait parfois qu'au pied de l'échafaud la grâce du roi vînt arracher un condamné aux mains diligentes du bourreau. En prévision des revirements du souverain, maître Aubin devait se montrer ponctuel, mais sans hâte excessive. Il attendit patiemment qu'on lui présentât le recours en grâce signé de Sa Majesté. Cependant rien ne paraissait. C'était un malentendu. En effet, la charrette des capucins, qui venait chercher les corps des condamnés à mort, ne pouvant se frayer un passage parmi cette foule trop dense, le moine conducteur s'était mis à crier :

– Gare ! Gare !

Et chacun avait compris : Grâce ! Grâce !

Voyant de quoi il retournait, maître Aubin, tranquillement, se remit à la besogne. Mais maître Gilbert, résigné quelques instants avant, ne voulait plus mourir. Il se débattit et se mit à crier d'une voix terrible :

– Justice ! Justice ! J'en appelle au roi ! On veut me tuer alors que les assassins du petit marchand d'oubliés et du rôtisseur Bourjus se prélassent en liberté. On veut me pendre parce que je me suis fait l'instrument de la vérité ! J'en appelle au roi ! J'en appelle à Dieu !

L'échafaud sur lequel étaient dressées les trois potences craqua sous la poussée de la foule. Assailli à coups de pierres et de gourdins, le bourreau dut lâcher prise et se réfugier sous l'estrade. Tandis qu'on courait chercher un tison pour y mettre le feu, les sergents à cheval de la prévôté débouchèrent sur la place et, à grands coups de fouet, réussirent à dégager l'emplacement. Mais les condamnés s'étaient envolés...

*****

Fier d'avoir arraché trois de ses fils au gibet, Paris sentait renaître en lui l'esprit de la Fronde. Il se souvenait qu'en 1650 c'était le Poète-Crotté qui, le premier, avait lancé les flèches des « mazarinades ». Tant qu'il restait vivant, qu'on pouvait être sûr d'entendre parfois sa langue aiguisée se faire l'écho des rancœurs nouvelles, on pouvait laisser dormir les rancœurs anciennes. Mais, maintenant qu'il était mort, une crainte panique s'emparait du peuple. Celui-ci avait l'impression d'être soudain bâillonné. Tout revenait à la surface : les famines de 1656, de 1658, de 1662, les nouvelles taxes. Quel dommage que l'Italien fût mort ! On aurait brûlé son palais...

Des farandoles coururent le long des quais en criant :

– Qui a égorgé le petit marchand d'oubliés ?

Tandis que d'autres scandaient :

– Demain... nous saurons ! Demain... nous saurons !

*****

Mais le lendemain, la. ville n'eut pas sa quotidienne floraison de pages blanches. Ni les jours suivants. Le silence retomba. Le cauchemar s'éloignait. On ne saurait jamais qui avait tué le petit marchand d'oubliés. Paris comprit que le Poète-Crotté était bien mort.

D'ailleurs il l'avait dit lui-même à Angélique.

– Maintenant, tu es très forte et tu peux nous laisser en chemin.

Elle l'entendait sans cesse lui répéter ces paroles. Et, durant les longues nuits où, pas un instant, elle ne trouvait le repos, elle le voyait devant elle, la regardant de ses yeux pâles et brillants comme l'eau de la Seine quand le soleil s'y mire. Elle n'avait pas voulu aller place de Grève. Il lui suffisait que Barbe y conduisît les enfants, comme au sermon, et ne lui eût épargné aucun détail du sinistre tableau : ni les cheveux blonds du Poète-Crotté qui flottaient devant son visage tuméfié, ni ses bas noirs en tirebouchon sur ses maigres mollets, ni son encrier de corne et sa plume d'oie, que le bourreau, superstitieux, avait laissés à sa ceinture.

*****

En se levant, le troisième jour, après une nuit d'insomnie, elle se dit :

« Je ne peux plus supporter cette existence. »

Ce jour-là, dans la soirée, elle devait rejoindre Desgrez chez lui, rue du Pont-Notre-Dame. De là, il la conduirait chez d'importants personnages avec lesquels s'établirait l'accord secret terminant la curieuse affaire qu'on devait appeler : l'affaire du petit marchand d'oubliés.

Les propositions d'Angélique avaient été acceptées. En échange, elle remettrait à qui de droit les trois coffres de pamphlets édités, mais non divulgués, dont ces messieurs de la police feraient sans doute un grand feu de joie.

Et la vie recommencerait. Angélique aurait de nouveau beaucoup d'argent. Elle aurait seule aussi le privilège de fabriquer et de vendre, dans tout le royaume, la boisson nommée chocolat.

« Je ne peux plus supporter cette existence », se répéta-t-elle. Elle alluma sa chandelle, car le jour n'était pas encore levé. Le miroir posé sur la coiffeuse lui renvoya le reflet de son visage blême et tiré.

« Des yeux verts, se dit-elle. La couleur qui porte malheur. Oui, c'est donc vrai. Je porte malheur à ceux que j'aime... ou qui m'aiment. »

Claude le poète ?... Pendu. Nicolas ?... Disparu. Joffrey ?... Brûlé vif. Elle passa lentement ses deux mains sur ses tempes. Elle tremblait si fort intérieurement qu'elle en respirait mal. Et pourtant ses paumes étaient calmes et glacées.

« Que fais-je là, à lutter contre tous ces hommes forts et puissants ? Ce n'est pas ma place. La place d'une femme est à son foyer, près d'un époux qu'elle aime, dans la chaleur du feu, dans la quiétude de la maison et de l'enfant qui dort dans son berceau de bois. Te souviens-tu, Joffrey, de ce petit château où Florimond est né ?... La tempête des montagnes fouettait les vitres, et moi je m'asseyais sur tes genoux ; j'appuyais ma joue contre ta joue. Et je regardais avec un peu de peur et une confiance délicieuse ton bizarre visage où jouaient les reflets du feu... Comme tu savais rire en montrant tes dents blanches ! Ou bien je m'étendais dans notre grand lit et tu chantais pour moi, de cette voix profonde et veloutée qui semblait revenir en écho de la montagne. Alors, je m'endormais et tu t'étendais près de moi dans la fraîcheur des draps brodés, parfumés à l'iris. Je t'avais beaucoup donné, je le savais. Et toi, tu m'avais tout donné... Et je me disais, en rêvant, que nous serions éternellement heureux... »

Elle tituba à travers la pièce, alla tomber à genoux près du lit, enfouit son visage dans les draps froissés.

– Joffrey, mon amour !...

Le cri contenu trop longtemps, jaillissait.

– Joffrey, mon amour, reviens, ne me laisse pas seule... Reviens.

Mais il ne reviendrait plus, elle le savait. Il était parti trop loin. Où pourrait-elle le rejoindre désormais ? Elle n'avait même pas une tombe pour y prier... Les cendres de Joffrey avaient été dispersées au vent de la Seine.