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Elle vit le fleuve avec son flot large et vif, et cette cuirasse d'argent qu'il revêt au soleil couchant.

Angélique se releva. Son visage était en larmes.

Elle s'assit à la table, prit une feuille blanche et tailla sa plume.

« Quand vous lirez cette lettre, messieurs, j'aurai cessé de vivre. Je sais qu'attenter à sa propre existence est un grand crime, mais, pour ce crime, Dieu qui connaît le fond des âmes, sera mon seul refuge. Je m'abandonne à Sa miséricorde. Je confie le sort de mes deux fils à la justice et à la bonté du roi. En échange d'un silence dont dépendait l'honneur de la famille royale, et que j'ai respecté, je demande à Sa Majesté de se pencher comme un père sur ces deux petites existences, commencées sous le signe des plus grands malheurs. Si le roi ne leur rend pas le nom et le patrimoine de leur père, le comte de Peyrac, que du moins il leur donne les moyens de subsister dans leur enfance et plus tard l'éducation et les sommes nécessaires à leur établissement... »

Elle écrivit encore, ajoutant quelques détails pour la vie de ses enfants, demandant aussi protection pour le jeune Chaillou, orphelin. Elle fit également une lettre pour Barbe, la suppliant de ne jamais quitter Florimond et Cantor, lui léguant les pauvres choses qu'elle possédait, robes et bijoux.

Elle glissa la seconde lettre dans le pli et la scella.

Ensuite, elle se sentit mieux. Elle vaqua à sa toilette, s'habilla, puis passa la matinée dans la chambre de ses enfants. Leur vue lui fit du bien. Mais la pensée qu'elle allait les quitter pour toujours ne la troublait pas. Ils n'avaient plus besoin d'elle. Ils avaient Barbe, qu'ils connaissaient et qui les emmènerait à Monteloup. Ils seraient élevés au soleil et au bon air de la campagne, loin de ce Paris boueux et puant.

Florimond lui-même avait perdu l'habitude de la présence de cette mère qui rentrait tard, le soir, dans une maison dont ils avaient fait leur petit royaume entre les deux servantes, le chien Patou, leurs jouets et leurs oiseaux. Comme c'était tout de même Angélique qui apportait les jouets, ils s'empressaient quand ils la voyaient et, tyranniques, grognaient, réclamaient encore quelque chose. Ce jour-là, Florimond tira sur sa petite robe de droguet rouge en disant :

– Maman, quand aurai-je un haut-de-chausses de garçon ? Je suis un homme maintenant, vous savez ?

– Mon chéri, tu as déjà un grand feutre avec une belle plume rose. Beaucoup de petits garçons de ton âge se contentent d'un béguin comme celui de Cantor.

– Je veux un haut-de-chausses ! cria Florimond en jetant à terre sa trompette.

Angélique s'éclipsa, redoutant une colère qui l'aurait obligée à sévir. Après le dîner de midi, elle profita du sommeil des enfants pour revêtir sa mante et quitter la maison. Elle emportait le pli cacheté. Elle irait le remettre à Desgrez et lui demanderait de l'apporter à la fameuse réunion secrète. Ensuite, elle le quitterait et marcherait le long des berges. Elle aurait plusieurs heures devant elle. Elle avait l'intention de marcher assez longtemps. Elle voulait atteindre la campagne, emporter, comme dernière vision, l'image des prés jaunis par l'automne et des arbres dorés, respirer une dernière fois l'odeur des mousses qui lui rappelleraient Monteloup et son enfance...

Chapitre 8

Angélique attendit Desgrez dans sa maison du pont Notre-Dame. Le policier aimait habiter sur les ponts, tandis que ceux qu'il pourchassait habitaient dessous. Mais le décor avait changé depuis la première visite qu'Angélique lui avait faite, des années auparavant, dans une des maisons croulantes du Petit-Pont. Il avait maintenant pignon sur ce très riche pont Notre-Dame, presque neuf et d'un mauvais goût de bourgeois cossu, avec ses façades ornées de dieux termes supportant fruits et fleurs, ses médaillons de rois, ses statues, tout cela peint « au naturel » de couleurs éclatantes.

La chambre où Angélique avait été introduite par le concierge reflétait le même confort roturier. Mais c'est à peine si la jeune femme jeta un coup d'œil au vaste lit dont le baldaquin était soutenu par des colonnes torses, et à la table de travail garnie d'objets de bronze doré.

Elle ne se posait pas de questions sur les circonstances qui avaient pu procurer à l'avocat cette modeste aisance. Desgrez était à la fois une présence et un souvenir. Elle avait l'impression qu'il savait tout d'elle, et cela la reposait. Il était dur et indifférent, mais sûr comme un pilier. En lui remettant son suprême message, elle pourrait s'éloigner l'esprit en repos : ses enfants ne seraient pas abandonnés.

La fenêtre ouverte donnait sur la Seine. On entendait un bruit d'avirons. Ils ruisselèrent comme une cascade lorsqu'ils se replièrent tous au passage du pont. Il faisait beau dehors. Le temps était doux. Un délicat soleil d'automne miroitait sur le carrelage noir et blanc, soigneusement frotté d'huile.

Enfin, Angélique entendit dans le couloir les claquements d'éperon d'un pas décidé. Elle reconnut le pas de Desgrez.

Il entra, ne marqua aucune surprise.

– Madame, je vous salue. Sorbonne, mon chien, reste dehors, avec tes pattes crottées.

Cette fois encore, il était vêtu, sinon avec recherche, du moins avec confort. Un galon de velours noir soulignait le collet de son ample manteau, qu'il jeta sur une chaise. Mais elle retrouva l'ancien Desgrez au geste sans façon dont il se débarrassa de son chapeau et de sa perruque. Puis il détacha son épée. Il paraissait de fort bonne humeur.

– Je reviens de chez M. d'Aubrays. Tout marche pour le mieux. Ma chère, vous allez rencontrer les plus grands personnages du commerce et de la finance. Il est même question que M. Colbert lui-même assiste à la séance.

Angélique eut un sourire poli. Ces paroles lui semblaient vaines, et ne parvenaient pas à secouer son hébétude. Elle n'aurait pas l'honneur de connaître M. Colbert. À l'heure où ces omnipotents personnages se réuniraient en quelque quartier éloigné, le corps d'Angélique de Sancé, comtesse de Peyrac, marquise des Anges, s'en irait au fil de l'eau entre les berges dorées de la Seine. Elle serait libre alors : plus personne ne l'atteindrait. Et peut-être que Joffrey la rejoindrait...

Elle tressaillit parce que Desgrez parlait toujours et qu'elle ne comprenait plus ses paroles.

– Que dites-vous ?

– Je dis que vous êtes en avance, madame, pour le rendez-vous.

– Aussi n'est-ce pas lui qui m'amène. En fait, je passe chez vous en courant, car un charmant « muguet » m'attend pour me conduire à la galerie du Palais où je veux admirer les dernières nouveautés. Peut-être, ensuite, pousserai-je jusqu'aux Tuileries. Ces distractions me permettront d'attendre sans nervosité l'heure fatidique du rendez-vous. Mais j'ai là une enveloppe qui m'encombre. Pourriez-vous la garder ? Je la reprendrai en passant.

– À vos ordres, madame.

Il prit le pli cacheté et, se dirigeant vers le petit coffre posé sur une console, l'ouvrit et y déposa l'enveloppe.

Angélique se détourna pour rassembler son éventail et ses gants. Tout était très simple, tout se déroulait sans heurts. Avec la même simplicité, elle allait marcher, sans se presser. Il suffirait seulement, à un moment donné, d'obliquer vers la Seine... Le soleil ferait miroiter l'eau du fleuve comme un carrelage noir et blanc...

Le bruit grinçant lui fit relever la tête. Elle vit Desgrez qui tournait la clef dans la serrure de la porte. Puis, d'un air fort naturel il glissa la clef dans sa poche et revint vers la jeune femme en souriant.

– Asseyez-vous encore quelques minutes, dit-il. Il y a longtemps que je désire vous poser deux ou trois questions, et l'occasion de votre visite me semble propice.

– Mais... on m'attend !

– « On » vous attendra, fit Desgrez toujours souriant. D'ailleurs ce sera très vite fait. Asseyez-vous, je vous prie.