Il lui indiquait une chaise devant la table, et lui-même prit place de l'autre côté. Angélique était trop lasse pour élever d'autres objections. Depuis plusieurs jours, ses gestes n'avaient pas plus de réalité que ceux d'une somnambule. Il y avait pourtant quelque chose qui n'allait pas. Quoi donc ?... Ah ! oui ! Pourquoi Desgrez avait-il fermé la porte à clef ?
– Les renseignements que j'ai à vous demander concernent une affaire assez grave, dont je m'occupe actuellement. La vie de plusieurs personnes en dépend. Il serait trop long, et inutile d'ailleurs, que je vous explique la genèse de cette affaire. Il suffit que vous répondiez à mes questions. Voici...
Il parlait sans la regarder et avec beaucoup de lenteur. La main posée en auvent sur ses yeux mi-clos, il paraissait absorbé par une vision lointaine.
– Il y a près de quatre ans de cela, une nuit, au cours d'un cambriolage chez un apothicaire du faubourg Saint-Germain, le sieur Glazer. deux malfaiteurs de bas étage furent arrêtés. Pour autant que je m'en souvienne, ils portaient, dans le milieu argotier, les surnoms de Tord-Serrure et de Prudent. On les pendit. Cependant, avant de mourir, au cours de la question, le nommé Prudent prononça certaines paroles que j'ai retrouvées dernièrement, consignées dans un procès-verbal du Châtelet, et qui éclairent singulièrement mon enquête actuelle. Elles concernent ce que le sieur Prudent a vu chez le sieur Glazer au cours de la visite impromptue qu'il lui rendit cette nuit-là. Malheureusement, les termes de ce témoignage sont imprécis. C'est un bafouillage qui laisse soupçonner beaucoup de choses et ne prouve rien. Aussi je voudrais vous demander de m'éclairer. Qu'y avait-il chez le vieux Glazer ?
Le monde devenait de plus en plus irréel. Le décor de la chambre s'effaçait. Une seule lumière demeurait, celle des prunelles brunes de Desgrez ouvertes subitement, et qui avaient une sorte de rayonnement rouge et étrange, une clarté d'écaillé translucide.
– C'est à moi que vous posez cette question ? demanda Angélique.
– Oui. Qu'avez-vous vu cette nuit-là, chez le vieux Glazer ?
– Comment voulez-vous que je le sache ? Je crois que vous perdez l'esprit.
Desgrez poussa un soupir et la lumière de ses yeux s'éteignit derrière ses paupières baissées. Il prit sur la table une plume d'oie et commença à la retourner machinalement dans ses doigts.
– Il y avait une femme chez le vieux Glazer cette nuit-là, et qui accompagnait les cambrioleurs. Pas n'importe qui ! Une femme qui portait un nom dans la classe dangereuse, j'ai pu m'en rendre compte : la marquise des Anges. Vous n'en avez jamais entendu parler ? Non ? Cette femme était la compagne d'un illustre bandit de la capitale : Calembredaine. Ce Calembredaine s'est fait prendre en 1661, à la foire Saint-Germain, et on l'a pendu...
– Pendu !... s'exclama-t-elle.
– Non, non, fit doucement Desgrez, ne vous troublez pas, madame... On ne l'a pas pendu. À la vérité, il s'est échappé en sautant à la Seine et... il s'est noyé. On a retrouvé son corps avec deux livres de sable dans la bouche, et gonflé comme une outre. Dommage, un si bel homme ! Je comprends que vous pâlissiez ! Je reviens donc à la marquise des Anges, digne compagne de ce triste sire, qui était, comme vous ne l'ignorez pas, un cambrioleur renommé et un assassin. Condamné aux galères, il s'était évadé, etc. Elle, son règne a été bref mais édifiant : elle a participé à de nombreux cambriolages, attaques à main armée de carrosses tels que celui de la propre fille du lieutenant civil. Elle a plusieurs assassinats à son actif, entre autres celui d'un archer du Châtelet, dont elle a ouvert le ventre fort proprement, je vous prie de le croire...
L'esprit d'Angélique sortait de son engourdissement. La jeune femme sentit le piège se refermer sur elle.
Son regard se tourna vers la fenêtre ouverte, par où montait le bruit de l'eau. La Seine était là !... La suprême évasion ! « Je coulerai jusqu'au fond ! J'en aurai fini avec le monde des hommes, ce monde odieux ! »
– La marquise des Anges était avec Prudent dans la maison de Glazer, reprit Desgrez. Elle a vu ce qu'a vu cet homme. Elle a...
D'un élan, elle avait bondi vers la fenêtre. Elle y trouva Desgrez, plus prompt qu'elle. Il lui saisit les poignets et la fit reculer jusqu'à la chaise, où il la rejeta brutalement. Son expression s'était transformée.
– Ah ! non, pas de ça ! gronda-t-il. Pas de ce petit jeu avec moi !
Il penchait sur elle un cruel visage.
– Allez parle, et grouille-toi un peu, si tu ne veux pas que je te bouscule. Qu'as-tu vu chez le vieux Glazer ?
Angélique le regardait fixement. Dans son cœur, s'affrontaient des sentiments contradictoires, auxquels se mêlaient la crainte et la colère.
– Je vous interdis de me tutoyer.
– Je tutoie toujours les filles que j'interroge.
– Vous êtes devenu complètement fou, je crois ?
– Réponds ! Qu'as-tu vu chez Glazer ?
– Je vais appeler au secours.
– Tu peux hurler tant qu'il te plaira. La maison est habitée par des archers. Interdiction d'entrer chez moi, même si l'on entend crier à l'assassin.
La sueur se mit à perler aux tempes d'Angélique.
« Il ne faut pas, se dit-elle, il ne faut pas transpirer. Nicolas racontait que c'est très mauvais signe. Cela veut dire qu'on est prêt à « manger le morceau »... Un soufflet magistral s'abattit sur sa joue.
– Vas-tu parler ? Qu'as-tu vu chez Glazer ?
– Je n'ai rien à vous dire. Brute ! Laissez-moi partir.
Desgrez se rapprocha d'elle et, la prenant sous les coudes, la contraignit à se lever, mais avec précaution, comme si elle avait été gravement malade.
– Tu ne veux pas parler, mon petit bijou ? dit-il avec une douceur inattendue. C'est pas gentil, tu sais. Tu veux absolument que je me fâche ?...
Il la tenait tout contre lui. Très lentement, ses mains glissaient le long des bras de la jeune femme et ramenaient ses coudes en arrière. Soudain, elle fut traversée d'une douleur épouvantable et elle poussa un cri aigu. On aurait dit qu'une tenaille de fer venait de lui arracher les deux bras. La prise du policier était telle qu'elle ne pouvait faire un mouvement sans avoir l'impression de recevoir un coup de poignard entre les côtes. Mais c'étaient surtout ses doigts qui la faisaient horriblement souffrir, ses doigts écartelés, distendus, et dont la moindre pression rendait la torture encore plus intolérable.
– Allons, parle ! Qu'y avait-il chez Glazer ?
Angélique était en nage. Un élancement insupportable lui martelait la nuque, les omoplates, gagnait les reins.
– C'est pourtant pas terrible ce que je te demande là. Un simple petit renseignement pour une affaire qui ne te concerne même pas, ni toi, ni tes gueux de compagnons... Parle, ma belle, je t'écoute. Tu ne veux toujours pas ?
Il fit un imperceptible mouvement et les doigts fragiles d'Angélique craquèrent. Elle hurla. Sans s'émouvoir, il reprenait :
– Voyons, l'ami Prudent, au Châtelet, parlait d'une farine, blanche... Tu as vu cela, toi aussi ?
– Oui.
– Qu'est-ce que c'était ?
– Du poison... de l'arsenic.
– Ah ! tu savais même que c'était de l'arsenic ? fit-il en riant.
Et il la lâcha. Il était devenu songeur et paraissait penser à autre chose. Brisée de souffrance, elle reprenait souffle.
Au bout d'un moment, il sortit de ses réflexions, la poussa de nouveau sur la chaise et, attirant un tabouret, s'assit devant elle.
– Là, maintenant que tu es raisonnable, on ne va plus te faire de mal.
Il était tout près d'elle et serrait entre ses genoux les genoux tremblants d'Angélique. Elle regardait les paumes de ses propres mains, livides et comme mortes.
– Maintenant, raconte-moi ta petite histoire.