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– Oh ! ma chère, s'exclama-t-il en riant, croyez-vous que je sois assez niais pour ne pas trouver suspecte une femme qui arrive chez moi, l'air hagard, sans poudre ni rouge, et qui me raconte qu'elle a rendez-vous pour aller parader à la galerie du Palais ?... D'ailleurs...

Il parut hésiter.

– Je vous connais trop bien, reprit-il. J'ai tout de suite vu que quelque chose n'allait pas, que c'était grave, et qu'il fallait agir vite et vigoureusement. En considération de mes intentions amicales, vous me pardonnerez de vous avoir brutalisée, n'est-ce pas, madame ?

– Je ne sais pas encore, dit-elle avec une certaine rancune. Je réfléchirai.

Mais Desgrez se mit à rire en la couvant d'un chaud regard. Elle en fut humiliée. Mais en même temps, elle se disait qu'elle n'avait pas de meilleur ami au monde. Il ajouta :

– Quant au renseignement que vous m'avez confié... de si bonne grâce, ne vous préoccupez pas de ses suites. Il m'est précieux, mais ce n'était qu'un prétexte. Je le conserve. Cependant, j'ai déjà oublié qui me l'a fourni. Un conseil encore, madame, si vous le permettez à un modeste policier : regardez toujours devant vous. Ne vous retournez jamais vers votre passé. Évitez d'en remuer les cendres... Ces cendres qu'on a dispersées au vent. Car, chaque fois que vous y songerez, vous aurez envie de mourir. Et moi, je ne serai pas toujours là pour vous réveiller à temps...

*****

Masquée et, par surcroît de précaution, les yeux bandés, Angélique fut conduite, dans un carrosse aux rideaux baissés, jusqu'à une petite maison de banlieue de Vaugirard. On ne lui ôta son bandeau que dans un salon éclairé de quelques flambeaux, où se trouvaient quatre ou cinq personnages en perruque, fort compassés et qui semblaient plutôt contrariés de la voir.

Sans la présence de Desgrez, Angélique eût craint de s'être laissé entraîner dans un guetapens dont elle ne serait pas sortie vivante. Mais les intentions de M. Colbert, un bourgeois à la physionomie froide et sévère, étaient loyales. Nul plus que ce roturier, qui désapprouvait les débauches et les dépenses des gens de la cour, ne pouvait mieux admettre le bien-fondé de la requête qu'Angélique adressait au roi. Le souverain lui-même l'avait compris – un peu contraint et forcé, il fallait le reconnaître, par le scandale des pamphlets du Poète-Crotté. Angélique devina vite que, si l'on discutait, ce serait pour la forme. Sa position personnelle était excellente.

Lorsqu'elle quitta, deux heures plus tard, la docte assemblée, elle emportait la promesse qu'un don de 50 000 livres allait lui être remis sur la cassette même du roi, pour la reconstruction de la taverne du Masque-Rouge. La patente de chocolaterie accordée au père du jeune Chaillou serait confirmée. Angélique figurerait nommément cette fois, et il fut spécifié qu'elle ne relèverait d'aucune corporation.

Toutes sortes de facilités pour l'obtention des matières premières lui étaient accordées. Enfin, à titre de réparation, elle demandait, pour elle-même, de devenir propriétaire d'une action de la Compagnie des Indes Orientales, nouvellement fondée. Cette dernière clause surprit ses interlocuteurs. Mais ces messieurs de la finance virent que la jeune femme connaissait parfaitement les affaires. Elle leur fit remarquer que, son commerce intéressant particulièrement des denrées exotiques, la Compagnie des Indes Orientales ne pourrait que se louer d'une cliente qui avait tout avantage à ce que ladite compagnie prospérât et fût soutenue par les plus grandes fortunes du royaume. M. Colbert reconnut en grommelant que les revendications de cette jeune personne étaient évidemment importantes, mais pertinentes et fondées. Dans l'ensemble, tout fut accordé. En échange, les sbires de M. d'Aubrays, lieutenant de police, devaient se rendre dans une masure en rase campagne pour y trouver un coffre déposé là anonymement, et rempli de libelles où s'étalaient en encre grasse les noms du marquis de La Vallière, du chevalier de Lorraine, et de Monsieur, frère du roi.

Dans le même carrosse aux volets fermés qui la ramenait vers Paris, Angélique essayait de contenir sa joie. Cela ne lui semblait pas décent d'être heureuse, surtout lorsqu'on songeait de quelles horreurs était sorti ce triomphe. Mais enfin, si tout se déroulait comme prévu, ce serait bien le diable si elle n'arrivait pas un jour à être l'une des femmes les plus riches de Paris. Et, avec de l'argent, jusqu'où ne pouvait-elle pas monter ? Elle irait à Versailles, elle serait présentée au roi, elle retrouverait son rang, et ses fils seraient élevés comme de jeunes seigneurs.

Pour le retour, on ne lui avait pas bandé les yeux, car il faisait nuit noire. Elle était seule dans le carrosse, mais, toute à ses calculs et à ses rêves, le trajet lui parut court. Elle entendait autour d'elle les claquements de sabots des chevaux d'une petite escorte. Tout à coup, la voiture fit halte et l'un des rideaux fut relevé de l'extérieur. À la lueur d'une lanterne, elle vit le visage de Desgrez se pencher à la portière. Il était à cheval.

– Je vous laisse ici, madame. Le carrosse va vous reconduire chez vous. Dans deux jours, je pense que je vous reverrai pour vous remettre ce qui vous est dû. Tout va bien ?

– Je le pense. Oh ! Desgrez, c'est merveilleux. Si je peux arriver à lancer cette chocolaterie, je suis sûre que ma fortune est faite.

– Vous y arriverez. Vive le chocolat ! dit Desgrez.

Il ôta son feutre et, s'inclinant, il lui baisa la main, peut-être un peu plus longuement que la courtoisie ne l'y autorisait.

– Adieu, marquise des Anges !

Elle eut un petit sourire.

– Adieu, grimaut !

Chapitre 9

Le charcutier de la place de Grève prenait le frais devant sa boutique. C'était l'un des premiers jours du printemps. Le ciel se montrait radieux. Il n'y avait aucun pendu au gibet, pas de préparatifs d'exécution, et, de l'autre côté de la Seine, les tours carrées de Notre-Dame se dressaient sur le ciel pervenche, dans un grand envol de pigeons et de corneilles. L'air était si pur que, de la boutique, on pouvait entendre le tic-tac du moulin à roues de maître Hughes en contrebas du fleuve.

Il n'y avait pas grand monde sur la place ce matin-là. On voyait bien vite que le carême n'était pas loin. Les gens commençaient à marcher moins vite et à prendre une mine contrite comme si c'était une catastrophe que de devoir se sacrifier une fois l'an pour Nôtre-Seigneur. Certes, maître Lucas, le charcutier, serait bien obligé de fermer boutique. Il perdrait de l'argent et son épouse grognerait comme une truie maussade. Mais, enfin, la pénitence c'est la pénitence ! Qu'étaient donc ces chrétiens qui voulaient faire pénitence sans souffrir ? Maître Lucas, en son cœur, remerciait la sainte Église d'avoir institué ce carême qui lui permettait d'associer ses crampes d'estomac aux douleurs du Christ en croix. Sur ces entrefaites, un carrosse assez beau déboucha sur la place et fit halte non loin de la charcuterie. Une femme en descendit, une fort belle femme coiffée à la nouvelle mode des dames du Marais : cheveux courts, en petites boucles serrées, avec deux boucles plus longues glissant le long du cou pour reposer gracieusement sur la poitrine. Maître Lucas voyait là encore un signe de la folie des temps : les femmes coupaient leurs cheveux, cette gracieuse parure que Dieu leur a donnée. Il ferait beau voir que maîtresse Lucas, ou même leur fille Jeanine, se coupât les cheveux pour imiter les grandes dames !

Même au cours de la dure famine de 1658, alors que l'argent manquait au foyer, maître Lucas s'était opposé à ce que sa femme vendît sa chevelure à ces maudits perruquiers, toujours avides de satisfaire les seigneurs. Ainsi allait le monde : on coupait les cheveux des femmes pour les mettre sur la tête des hommes !

*****

La dame regardait les enseignes et paraissait chercher quelque chose. Lorsqu'elle s'approcha de la charcuterie Saint-Antoine, maître Lucas la reconnut. Un jour, on la lui avait montrée dans le quartier des Halles où elle avait deux entrepôts de marchandises. Ce n'était pas une dame de qualité, comme sa démarche et la beauté de ses vêtements auraient pu le faire croire, mais une des plus riches commerçantes de Paris, une certaine Mme Morens. Pour avoir eu l'idée ingénieuse de lancer la mode du chocolat, elle avait fait fortune. Non seulement, elle dirigeait la chocolaterie de la Naine-Espagnole, dans le faubourg Saint-Honoré, mais elle était propriétaire de plusieurs restaurants et tavernes réputés. Elle avait aussi la haute main sur quelques petites entreprises plus modestes, mais prospères, telles que celle « des carrosses à cinq sols », et de plusieurs boutiques de la foire Saint-Germain, ainsi que du monopole de la vente des oiseaux des îles sur les quais de la Mégisserie. Quatre des commerçants qui suivaient la cour dans ses déplacements lui payaient patente.