On la disait veuve, partie de peu, mais si habile en affaires que les plus grands personnages de la finance et jusqu'à M. Colbert aimaient à s'entretenir avec elle. Se souvenant de tout cela, maître Lucas, lorsque la dame l'aborda, ôta son bonnet et s'inclina aussi bas que le lui permettait son petit ventre rebondi.
– Est-ce ici qu'habite maître Lucas, charcutier à l'enseigne de Saint-Antoine ? demanda-telle.
– C'est moi-même, madame, pour vous servir. Si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans mon humble boutique...
Il la précédait, supputant à l'avance une commande importante.
– J'ai là des cervelas, des saucissons plus beaux à l'œil que l'agate, plus savoureux au palais qu'un nectar, du petit salé qui parfume la soupe et tous les plats auxquels on le mêle, ne serait-ce que par un morceau pas plus gros qu'un dé. J'ai là aussi ce jambon rouge qui...
– Je sais... je sais que tout ce que vous fabriquez est excellent, maître Lucas, interrompit-elle gentiment. Et je vais vous envoyer ce tantôt un garçon pour prendre ma commande. Mais, si je suis venue moi-même ce matin, c'est pour autre chose... Voilà. J'ai une dette envers vous, maître Lucas, depuis de longues années, et je ne l'ai pas encore acquittée.
– Une dette ? répéta le charcutier surpris.
Il regarda attentivement le beau regard de son interlocutrice, puis hocha la tête, certain qu'il était de ne jamais avoir adressé seulement la parole à cette belle personne. Elle sourit.
– Oui. Je vous dois le prix de la visite d'un médecin et d'un apothicaire que vous aviez fait venir pour soigner une pauvre fille tombée malade à votre porte... il y a de cela près de cinq années.
– Cela ne me dit pas qui vous êtes, dit-il sur un ton bonhomme. Car il m'est arrivé plus d'une fois de soigner les gens qui tombaient malade à ma porte. Avec tout ce qui se passe place de Grève, j'aurais mieux fait de devenir moine hospitalier que d'ouvrir un commerce de charcuterie. La Grève n'est pas un coin pour les gens qui veulent être tranquilles. En revanche, on y a de la distraction. Racontez un peu comment la chose s'est passée, que je me souvienne.
– C'était un matin d'hiver, dit Angélique d'une voix qui s'altéra malgré elle. On brûlait un sorcier. J'ai voulu assister à l'exécution et je suis venue, mais j'ai eu tort, car je me trouvais grosse et presque à mon terme. Le feu m'a effrayée. Je me suis évanouie et me suis réveillée chez vous. Vous aviez fait venir un médecin.
– Oui ! Oui ! Je me souviens, marmonna-t-il.
Le sourire jovial s'était effacé de son visage. Il regardait Angélique avec une expression perplexe, où il y avait de la pitié et aussi un peu de crainte.
– Ainsi, c'était vous, dit-il doucement. Pauvre femme !
Angélique sentit le rouge lui monter aux joues. Cette démarche, elle le savait, lui rappellerait de douloureux souvenirs. Elle s'était promis de ne jeter aucun regard en arrière et de se redire sans cesse qu'elle était Mme Morens, nantie d'une fortune solide et d'une réputation quasi sans tache.
Mais l'exclamation du brave homme libéra son émotion, et elle se revit, perdue dans la foule, bousculée, broyée de toutes parts, si pitoyable avec ses yeux hagards, son pauvre corps déformé.
Elle se redressa, lissa sa jupe de faille bleue, les dentelles qui bouffaient sur ses poignets garnis de bijoux. Elle dit, en s'efforçant de sourire :
– C'est vrai. J'étais à cette époque une pauvre femme et vous m'avez été charitable, maître Lucas. Mais, vous voyez, la vie, depuis lors, s'est montrée plus clémente pour moi, et je peux aujourd'hui vous remercier.
Ce disant, elle sortit de son aumônière une lourde bourse de cuir qu'elle avait préparée et la posa sur le comptoir. Le charcutier parut ne pas y prendre garde. Il continuait à regarder la visiteuse d'un air attentif et méfiant.
– Élise, viens donc un peu ! lança-t-il par-dessus son épaule. La charcutière s'approcha et plongea dans ses nombreuses cottes de ferrandine soutachées de velours. Elle avait entendu la conversation.
– Pour sûr vous avez changé ! dit-elle. Mais je vous aurais reconnue rien qu'à vos yeux. Mon époux et moi, on s'est fait souvent bien des reproches de vous avoir laissée partir dans l'état où vous étiez et on a souvent souhaité de vous retrouver.
– D'autant plus...
– ...qu'on a pensé après qu'on aurait dû vous dire notre idée...
– ...sur ce qui s'était passé avant.
– ...Des fois que vous auriez été de sa famille...
Ils parlaient avec embarras, s'interrogeant du regard et se répondant comme dans une litanie.
– De quelle famille ? demanda Angélique étonnée.
– De la famille du sorcier, pardi.
La jeune femme secoua la tête, s'efforçant de jouer l'indifférence.
– Non vraiment, je n'étais pas de sa famille.
– Ça arrive. Il y en a des femmes qui viennent pour l'exécution et qui s'évanouissent devant ma porte ! Mais, dans ce cas... si vous n'êtes pas de sa famille...
– Que m'auriez-vous dit si j'avais été de sa famille ?
– Ben dame ! Ce qui s'était passé dans la boutique de cabaretier de la Vigne-Bleue, notre voisin, lorsque le tombereau s'est arrêté et qu'on a descendu le sorcier pour lui faire boire un coup avant de monter sur le bûcher.
– Que s'est-il passé ?
L'homme et la femme se jetèrent un coup d'œil.
– Oh ! vous savez, dit maître Lucas, c'est pas des choses à raconter à n'importe qui... Enfin, je veux dire à des gens que ça ne regarde pas. Il n'y a qu'un membre de sa famille que cela pourrait intéresser... mais, puisque vous ne le connaissez pas...
Les yeux d'Angélique allaient de l'un à l'autre des deux visages rubiconds. Elle n'y vit que bonté, obligeance naïve.
– Si, je le connaissais, murmura-t-elle d'une voix étouffée. C'était... mon mari !
Le charcutier secoua la tête.
– On s'en doutait. Alors, écoutez.
– Attends..., dit sa femme.
Elle alla jusqu'à la porte, la ferma soigneusement et mit les deux volets de bois devant la « montre » où s'étalaient les victuailles exposées à l'œil des passants. Dans la pénombre imprégnée de l'odeur appétissante des saucisses, du lard salé, du jambon, Angélique, le cœur battant, se demandait quelle révélation elle allait entendre. Sa démarche près du charcutier avait été sans arrière-pensée. Elle s'était souvent reproché de n'avoir pas encore remboursé les braves gens qui l'avaient secourue. Mais elle reculait toujours cet instant. Que pouvaient-ils lui apprendre qu'elle ne sût déjà ?... Le bourreau n'avait-il pas allumé le bûcher ?... Le corps de Joffrey de Peyrac n'avait-il pas été consumé, ses cendres dispersées au vent ?...
– C'est maître Gilbert, le cabaretier, qui nous a conté la chose, expliqua le charcutier. Il a parlé un soir qu'il avait bu et que son secret lui pesait. Après, il nous a fait jurer de ne rien répéter car, avec des histoires pareilles, on risque à se retrouver un beau soir avec une dague dans la gorge. Il a dit que la veille de l'exécution des hommes masqués sont venus le trouver et lui ont proposé un plein sac d'écus. Ce qu'ils voulaient en échange ? Que maître Gilbert leur laissât son cabaret pour toute la matinée du lendemain. Évidemment, un matin d'exécution, un cabaret en place de Grève fait des affaires. Mais ce qu'il y avait dans le sac dépassait trois fois ce qu'il aurait pu gagner. Alors il a dit : « Tope là, morbleu, vous êtes chez vous ! » Le lendemain, quand les gaillards masqués sont revenus, Gilbert a mis ses volets et s'est retiré dans sa chambre avec sa famille et ses servantes. De temps en temps, pour se distraire, ils regardaient par un trou de la cloison pour voir ce que faisaient les compagnons masqués. Ils ne faisaient rien. Ils étaient assis autour des tables et avaient l'air d'attendre. Quelques-uns s'étaient démasqués, mais Gilbert ne les connaissait pas. Il faut vous dire qu'il se doutait bien un peu de la raison pour laquelle on lui avait demandé le service. Sous la boutique, il a de très grandes caves, qui sont de vieilles fondations romaines, et il y a même un souterrain à demi écroulé qui communique avec les berges de la Seine. Entre nous, Gilbert n'est pas sans utiliser parfois ce souterrain pour ramener quelque tonneau sans payer de droits à ces messieurs de l'Hôtel de Ville. Aussi il n'a pas été étonné lorsqu'il a vu les compagnons se lever et tirer le panneau de sa propre cave. C'était au moment où la foule commençait à crier parce que le tombereau du condamné arrivait à l'angle de la rue de la Coutellerie et de la place. Tout le monde était aux fenêtres, sauf mon Gilbert qui gardait l'œil à la cloison parce que ça l'intéressait ce qui se passait dans son cabaret. Il a vu d'autres hommes sortir de la cave. Ceux-là portaient un paquet assez long enveloppé d'un sac... il n'a pu voir ce qu'il y avait dans ce paquet, mais il s'est fait cette réflexion : « Ma parole, ça m'a tout l'air d'un macchabée ». Dehors on criait de plus en plus fort. Le tombereau était juste devant l'enseigne de la Vigne-Bleue et il y avait une sorte de remous, de poussée qui l'empêchait d'avancer. Maître Aubin gueulait et ses valets donnaient des coups de fouet. Mais ça n'avançait plus. En attendant que ça se déblaie, maître Aubin a décidé qu'il allait entrer à la Vigne-Bleue pour essayer de fortifier son client avec un peu d'eau-de-vie. Il fait souvent cela. Il boit lui-même un bon coup ainsi que ses valets. Il faut reconnaître que le métier de bourreau, ça demande un peu de remontant, n'est-ce pas ? Quand la porte s'est ouverte, Gilbert a très bien vu le condamné qu'on portait. Il avait sa chemise blanche tachée de sang, ses longs cheveux noirs qui pendaient jusqu'à terre... Pardonnez-moi, madame, je vous fais du mal. Élise, va donc chercher un petit flacon avec des verres.