– Non, je vous en prie, continuez, supplia Angélique, haletante.
– C'est que... il n'y a plus grand-chose à dire, à la vérité. Gilbert lui-même le confesse. Il n'a rien vu. La boutique était sombre. Il entendait maître Aubin crier parce qu'il n'y avait personne pour lui servir à boire. Les archers au-dehors défendaient la porte. On avait posé le condamné sur une table.
– Et que faisaient les autres, les hommes masqués ?
– Ils étaient debout, assis, comment savoir ? Il faisait sombre. Gilbert le dit : « Je n'ai rien vu ». Mais c'est plus fort que lui. Il ne peut s'empêcher de penser que le paquet que les autres ont remporté ensuite n'avait pas le même contenant qu'à l'aller et que... que c'est le premier macchabée sorti de la cave qu'on a brûlé ce jour-là en place de Grève !
Angélique passa la main sur son front. L'histoire lui paraissait insensée, et elle se demandait pourquoi on la lui racontait. Elle saisissait mal la signification cachée de ce récit. La lumière peu à peu se fit jour à travers sa stupeur. JOFFREY N'ETAIT PEUT-ETRE PAS MORT !
Mais était-ce possible ? Elle l'avait vu brûler, grande forme noire liée au poteau. Elle était restée seule, la proie de tous... Jamais une lueur ne s'était levée dans sa nuit, un mot, un message, un signe ami... Joffrey vivant ! Et il avait fallu qu'elle attende plus de cinq années pour qu'une allusion à ce miracle lui soit faite... par un charcutier qui, de son propre aveu, n'avait rien vu, ne faisait que répéter les propos d'un ivrogne... Quelle folie !
Joffrey vivant !... Elle pourrait le revoir, le toucher... Revoir son visage mystérieux, fascinant, unique, son visage affreux et si beau ! Où était-il ? Pourquoi n'était-il pas encore revenu ? Ah ! S'il n'était pas encore revenu, c'était qu'il était mort ! Oui, mort ! Il n'y avait pas d'espoir...
– Calmez-vous, dit la charcutière. Ne tremblez pas ainsi. Tout cela, ce n'est qu'une supposition. Tenez, buvez un peu de vin.
Le vin, très fort en alcool, lui fit du bien. Elle respira profondément deux ou trois fois et retrouva ses esprits. Mais elle restait brisée comme après une maladie courte et violente. Tristement, elle hocha la tête :
– Ce que vous me racontez là est étrange, il est vrai. Mais comment l'interpréter ? S'il y avait eu substitution, maître Aubin s'en serait aperçu ensuite, lorsqu'il a coiffé le condamné de la cagoule noire avant de le lier au bûcher ? Il faudrait envisager que maître Aubin avait été payé en échange de sa complicité et que...
Elle frissonna.
– Si vous aviez vu le bourreau une seule fois, comme je l'ai vu, vous comprendriez que cela est impossible.
Les braves gens eurent un geste d'impuissance.
– Nous, on ne sait rien de plus, ma pauvre dame ! On a pensé que ça vous intéresserait. Souvent, nous nous disions : « Pourquoi la pauvre petite n'est-elle pas revenue ? Peut-être notre histoire pourrait-elle lui rendre un peu d'espérance ! »
– Cinq ans ! murmura Angélique. Et rien durant tout ce temps-là ! S'il avait eu des amis dévoués – lesquels ? – pour l'arracher ainsi aux mains du bourreau, des amis assez riches pour payer la fortune nécessaire pour fléchir maître Aubin, pourquoi personne ne m'aurait-il fait un seul signe depuis lors ? Non, tout cela n'est que folie !
Elle se leva. Ses jambes tremblaient. Elle ne put s'empêcher de jeter un regard inquiet sur ses interlocuteurs.
– Pourquoi m'avez-vous raconté cela ? Allez-vous me trahir ?
– Non pas ! Pour qui nous prenez-vous, ma mie ?
– Alors pourquoi ? Voulez-vous de l'argent encore ?
– Vous perdez la tête ! dit le petit charcutier en se redressant avec une soudaine dignité. J'aime rendre service à mon prochain, c'est tout. Et, plus je pensais à cette histoire, plus j'étais certain qu'elle signifiait quelque chose, et que c'était à vous qu'il fallait le dire.
Il leva les yeux dévotement vers la statue de la Vierge.
– Je prie souvent Notre-Dame pour qu'elle m'inspire des actes de vraie charité, de cette charité qui est utile et bienfaisante, et non de celle dont on se glorifie et qui humilie celui qui reçoit.
– Si vous êtes si bon chrétien, vous auriez dû vous réjouir de la mort d'un sorcier.
– Je ne me réjouis d'aucune mort, murmura le charcutier, dont les yeux bleus enfoncés dans les replis de graisse brillèrent d'une pure lumière. Tout homme, devant la mort, n'est plus qu'une âme en péril. Pas un condamné n'est passé sur cette place sans que je demande à Notre-Dame de le sauver afin qu'il ait le temps de se racheter, ou de mieux vivre, ayant mesuré sa faiblesse devant le gouffre de l'éternité. Et cela arrive parfois : un messager du roi apporte la grâce ou bien... comme cela s'est passé il n'y a pas si longtemps, une émeute éclate au cours de laquelle les trois condamnés peuvent s'évader. Oui, ce sont ces choses-là dont je me réjouis...