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Angélique avait retrouvé François Binet un jour où, devant son miroir, elle se désolait une fois de plus en songeant à ses longs cheveux, sacrifiés naguère par les « malveillants » du Châtelet.
Ses « nouveaux » cheveux n'étaient pas laids. Ils étaient même plus dorés et plus frisés que les anciens, mais ils restaient désespérément courts. Maintenant qu'Angélique était redevenue une dame et qu'elle ne pouvait les dissimuler sous un bonnet, elle en éprouvait un peu de gêne. Il lui faudrait des postiches. Mais trouverait-elle facilement cette teinte d'or bruni assez rare, qui était la sienne ? Elle se souvint de la réflexion du soldat qui lui avait coupé les cheveux :
– J'irai les vendre au sieur Binet, rue Saint-Honoré. Était-ce le Binet de Toulouse ?...
Quoi qu'il en fût, il y avait peu de chances pour que le perruquier eût encore, dans sa boutique, la chevelure d'Angélique. Mais la curiosité de revoir ce familier des temps heureux ne la quitta plus. Elle se rendit aussitôt chez lui.
C'était bien François Binet, discret, prévenant, bavard. Avec lui, on était tranquille. Il parlerait de tout, mais aucune allusion ne serait faite au passé. Il avait épousé une femme qui avait beaucoup de talent pour coiffer les dames et se nommait La Martin. À eux deux, ils attiraient une clientèle déjà fort choisie. Angélique pouvait se présenter sans fausse honte devant l'ancien barbier de son mari.
Mme Morens, chocolatière, était une personnalité fort connue de Paris. Cependant, tout en la coiffant, Binet continuait à l'appeler à mi-voix : « Madame la comtesse », et elle ne savait pas si cela lui faisait plaisir ou lui donnait envie de pleurer. Binet et sa femme composèrent pour Angélique une coiffure audacieuse. Ils coupèrent franchement ses cheveux très court, découvrant ses oreilles ravissantes, et, avec ce qu'ils avaient enlevé, composèrent deux ou trois boucles postiches qui reposaient gracieusement le long du cou et des épaules, et donnaient une fausse apparence de longueur. Le lendemain, comme Angélique se promenait au Mail avec Audiger, deux dames l'abordèrent et lui demandèrent qui lavait coiffée de façon si seyante. Elle les envoya à Binet. Ceci lui donna l'idée de s'associer avec le perruquier et sa femme. Elle rabattrait pour eux les grandes dames de sa propre clientèle et toucherait un pourcentage sur leur chiffre d'affaires. Elle leur prêta aussi de l'argent pour envoyer des voitures en province, chargées de garçons perruquiers qui devaient acheter leurs chevelures aux belles filles des campagnes. Paris ne suffisait plus à l'énorme consommation de cheveux consacrés à la fabrication des perruques.
Enfin, Angélique conclut une affaire plus importante que toutes les autres. Elle acheta des « parts de bateau » à un marchand de Honfleur nommé Jean Castevast avec lequel elle était déjà en rapport pour son approvisionnement en cacao.
Maître Castevast faisait un trafic assez compliqué, qui allait de l'affrètement des bateaux de pêche pour les bancs de Terre-Neuve à la vente de la morue dans Paris ; des achats massifs de sel sur les côtes de Poitou et de Bretagne à l'armement des bateaux qui rapportaient d'Amérique les produits exotiques. Il armait aussi des bateaux de course. Ses affaires marchaient bien. Il prêtait à gros intérêt et pour de courtes échéances aux matelots de ses propres équipages ; il réassurait à 4 % des créances louches que des étrangers jugeaient peu sûres, mais qu'il estimait bonnes ; il rachetait et échangeait les esclaves chrétiens contre des Maures capturés par ses bateaux, ceci par l'intermédiaire des religieux de la Trinité dont un couvent se trouvait à Lisieux. Cette dernière activité permettait à maître Castevast de passer pour un bienfaiteur de l'humanité, tout en réclamant des « avances » aux familles des prisonniers et en acceptant l'expression substantielle de leur reconnaissance.
Les affaires du marchand Castevast étaient habituellement fort prospères, mais il assumait de grands risques et, dernièrement, il s'était trouvé brusquement au bord de la faillite. Un de ses bateaux avait été capturé par les Barbaresques ; un autre avait disparu à la suite d'une révolte de l'équipage et l'augmentation de l'impôt sur le sel lui avait fait perdre toute une cargaison de morue.
Angélique en avait profité pour feindre de voler au secours du petit marchand retors dont elle avait déjà apprécié la hardiesse et l'habileté.
Elle l'aida tout d'abord en lui prêtant de l'argent. Puis, par ses relations, elle le fit élire procureur du roi à l'hôtel de ville de Honfleur. Elle obtint également, pour son frère, la charge de procureur du roi à l'Amirauté de la même localité. Grâce à ces deux charges royales, Jean Castevast se trouvait presque entièrement à l'abri des rapacités du fisc. De plus, étant actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales et Occidentales, Angélique avait obtenu de Colbert l'autorisation pour les bateaux de Castevast d'avoir accès à la Martinique et de ne payer qu'une faible redevance aux fonctionnaires royaux de l'île. Cette exemption de l'impôt était la première satisfaction qu'elle avait recherchée, comme une inconsciente revanche sur le sergent des aides qui avait hanté son enfance. Elle se souvenait peut-être aussi des premiers enseignements commerciaux que lui avait inculqués le sieur Molines.
L'un des principes de Mme Morens et peut-être le secret de sa réussite était ce dicton personnel, qu'elle se gardait bien de confier à quiconque : « N'importe quel commerce est avantageux... sans le fisc ! »
En échange de ses prêts et de ses services, Angélique avait obtenu de Castevast deux parts sur ses bateaux. Elle était enfin son unique commanditaire à Paris en ce qui concernait les produits exotiques : cacao, écaille, ivoire, oiseaux des îles, bois précieux. Elle fournissait du bois aux nouvelles Manufactures royales du meuble que M. Colbert venait de fonder. Quant aux singes et aux oiseaux, elle les vendait aux Parisiennes... Tout cela lui permettait de gagner beaucoup d'argent.
Angélique s'aperçut que, toute à ses calculs, elle avait quitté les quais et s'était engagée dans la rue du Beautreillis. L'encombrement qui régnait dans cette rue la ramena à la réalité. Elle regrettait d'avoir renvoyé son carrosse. Aller à pied parmi les porteurs d'eau et les servantes en course ne seyait pas à sa nouvelle condition. Ayant abandonné la jupe courte des femmes du peuple, elle voyait avec regret le bas de ses lourdes jupes souillé de boue.
Un remous de la cohue la plaqua contre le mur d'une maison. Elle protesta violemment. Le gros bourgeois qui l'écrasait à demi se retourna pour lui crier :
– Patience, la belle ! C'est M. le prince qui passe.
En effet, une grande porte cochère venait de s'ouvrir et un carrosse à six chevaux en sortait. Derrière la vitre, Angélique eut le temps de reconnaître le profil morose du prince de Condé. Quelques gens crièrent :
– Vive M. le prince !
Il souleva, bourru, sa manchette de dentelle. Pour le peuple, il restait toujours le vainqueur de Rocroi. Malheureusement, la paix des Pyrénées le contraignait à une retraite qui ne lui plaisait guère.
Lorsqu'il fut passé, la circulation reprit. Angélique se dirigea devant la cour de l'hôtel que le prince venait de quitter. Elle y jeta un regard. Depuis quelque temps, son bel appartement de la place Royale ne lui suffisait plus. Elle rêvait, elle aussi, de posséder un hôtel avec porte cochère, cour à tourner carrosse, cour d'écuries et de cuisines, logement des officiers, et, par-derrière, un beau jardin garni d'oranges et de parterres fleuris. La demeure qu'elle aperçut ce matin-là était de construction relativement récente. Sa façade claire et sobre, aux très hautes fenêtres, aux balcons de fer forgé, son toit d'ardoise fort net avec des lucarnes arrondies étaient dans le goût des dernières années. La porte se refermait lentement. Sans savoir pourquoi, Angélique s'attardait. Elle remarqua qu'au-dessus de la porte l'écusson sculpté semblait avoir été brisé. Ce n'était ni la vieillesse, ni les intempéries qui avaient pu effacer ainsi les armes princières, mais bien le ciseau volontaire d'un ouvrier.