Cette fois, il lui baisa prestement la joue et, avec des gambades, se détourna et regagna sa voiture.
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– Vous manquez de pudeur..., commença Mlle de Parajonc. Mais le marquis de Lauzun paraissait à la grille. Voyant en quel état se trouvaient ses valets, l'un crachant ses dents, l'autre saignant du nez, tous déchirés et poussiéreux, il se mit à tempêter d'une voix de fausset. Comme on lui expliquait que le mal venait de la valetaille d'un grand seigneur, il s'écria : « Il faut rouer de coups de bâton ces coquins et leur maître. Cette espèce-là n'est pas digne d'être touchée avec une épée ».
Le marquis de Montespan n'était pas encore installé dans son carrosse. Entendant le propos, il bondit du marchepied, courut derrière Lauzun, le saisit par le bras, lui fit faire la pirouette et, après lui avoir enfoncé son chapeau sur les yeux, le traita par surcroît de butor et de faquin.
Une seconde plus tard, l'éclair de deux épées brillait et les deux Gascons se battaient en duel sous l'œil de plus en plus intéressé des badauds.
– Messieurs, de grâce ! criait Mlle de Parajonc. Le duel est interdit. Vous coucherez ce soir à la Bastille.
Mais les deux marquis n'avaient cure de ces prédictions raisonnables et ferraillaient avec ardeur tandis que la foule opposait une véritable résistance passive à l'escouade de gardes suisses qui essayait de fendre ses rangs pour parvenir jusqu'aux duellistes. Heureusement, le marquis de Montespan réussit à entailler la cuisse de Lauzun. Péguilin trébucha et lâcha son épée.
– Venez vite, très cher ! s'écria le marquis en soutenant son adversaire. Évitons la Bastille !
Mesdames, aidez-moi.
Le carrosse s'ébranla à l'instant où, parmi les horions et les coups de hallebarde, les gardes suisses, la fraise de travers, parvenaient jusqu'à lui. Tandis que l'équipage dévalait à grand fracas la rue Saint-Honoré, Angélique, appuyant son écharpe sur la blessure de Péguilin, se retrouva entassée pêle-mêle dans le carrosse avec le marquis de Montespan, Mlle de Parajonc et même le laquais qui avait provoqué l'incident et qu'on avait jeté à demi assommé sur le plancher.
– Tu seras condamné au carcan et aux galères, lui dit Péguilin en lui envoyant un coup de talon dans l'estomac. Et ce n'est pas moi qui paierai une livre pour ton rachat !... Mordious, mon cher Pardaillan, grâce à vous, mon chirurgien n'aura pas besoin de me saigner pour la saison.
– Il faudrait vous panser, dit le marquis. Venez chez moi. Je crois que ma femme y est aujourd'hui avec des amies.
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En l'épouse de M. de Montespan, Angélique reconnut la belle Athénaïs de Mortemart, l'ancienne amie de pension d'Hortense, avec laquelle elle avait assisté jadis à l'entrée triomphale du roi.
Mlle de Mortemart, qu'on appelait dans sa jeunesse Mlle de Tonnay-Charente, s'était mariée en 1662. Elle était devenue plus belle encore. Son teint de rose aux yeux bleus, ses cheveux d'or, et l'esprit célèbre de sa famille faisaient d'elle une des femmes les plus remarquées de la cour. Malheureusement, si la famille de son mari et la sienne étaient de haute lignée, elles se valaient également par leur impécuniosité. Harcelée de dettes et de créanciers, la pauvre Athénaïs ne pouvait donner à sa beauté le lustre qu'elle méritait, et il lui arrivait de manquer des fêtes à la cour faute de pouvoir y paraître en toilette neuve. L'appartement où les duellistes des Tuileries, accompagnés d'Angélique et de Philonide de Parajonc, vinrent s'abattre, portait la marque d'une pauvreté quasi misérable côtoyant une élégance de mise presque opulente.
Des toilettes somptueuses traînaient sur les meubles empoussiérés. Il n'y avait pas dé feu malgré la saison encore fraîche, et Athénaïs, en robe de chambre de taffetas, se battait comme une mégère avec le commis d'un orfèvre venu réclamer des arrhes pour la commande d'un collier de vermeil et d'or que la jeune femme devait étrenner à Versailles la semaine suivante.
M. de Montespan prit aussitôt la situation en main et chassa le commis à coups de pied. Athénaïs protesta. Elle voulait son collier. Une dispute s'ensuivit, tandis que le sang du pauvre Lauzun inondait le carrelage.
Mme de Montespan s'en avisa enfin et appela son amie Françoise d'Aubigné qui était venue l'aider à mettre un peu d'ordre dans l'appartement, car les servantes étaient parties la veille.
La veuve du poète Scarron parut aussitôt, si semblable à elle-même avec sa robe pauvre, ses larges yeux noirs et l'expression réservée de sa bouche, qu'Angélique eut l'impression de l'avoir quittée la veille seulement au Temple.
« Dans un instant, je vais voir surgir Hortense », pensa-t-elle. Elle aida Françoise à transporter sur un canapé le marquis de Lauzun qui avait fini par s'évanouir.
– Je vais chercher de l'eau aux cuisines, dit la veuve Scarron. Veuillez avoir l'obligeance de maintenir le pansement sur la plaie... madame...
À l'imperceptible hésitation, Angélique comprit que Mme Scarron l'avait reconnue aussi. Cela n'avait pas d'importance. Mme Scarron était de ceux qui doivent cacher une partie de leur existence. De toute façon, un jour ou l'autre, Angélique était décidée à affronter les visages de son passé.
Dans la pièce voisine, le ménage Montespan continuait à se chamailler.
– Mais comment ne l'avez-vous pas reconnue ?... C'est Mme Morens, voyons ! Vous vous battez en duel maintenant pour une chocolatière ?
– Elle est adorable... et n'oubliez pas qu'elle a la réputation d'être une des femmes les plus riches de Paris. Si c'est bien d'elle qu'il s'agit je ne regrette pas mon geste.
– Vous me dégoûtez !
– Ma chère, voulez-vous votre collier de diamants, oui ou non ?
« Bon, se dit Angélique, je vois de quelle façon il me faut témoigner ma reconnaissance à ces gens de grande noblesse. Un cadeau somptueux, peut-être même une bourse bien pesante, mais le tout enrobé de discrétion et de délicatesse. »
Le marquis de Lauzun levait ses paupières. Il posa sur Angélique un regard vague.
– Je rêve, balbutia-t-il. Est-ce bien vous, ma mignonne ?
– Oui, c'est moi, dit-elle en lui souriant.
– Du diable si je m'attendais à vous revoir, Angélique ! Je me suis bien souvent demandé ce que vous aviez pu devenir.
– Vous vous l'êtes demandé, mais avouez que vous n'avez pas cherché à le savoir.
– C'est vrai, ma mignonne. Je suis un courtisan. Tous les courtisans sont un peu lâches envers ceux ou celles qui encourent la disgrâce.
Il examina la toilette et les bijoux de la jeune femme.
– Les choses ont l'air de s'être arrangées, dit-il.
– Il le fallait bien. Désormais je m'appelle Mme Morens.
– Par saint Séverin, j'ai entendu parler de vous ! Vous vendez du chocolat, n'est-ce pas ?
– Je me distrais. Il y en a qui s'occupent d'astronomie ou de philosophie. Moi, je vends du chocolat. Et vous, Péguilin ? Votre existence est-elle toujours aussi dorée ? Le roi a-t-il toujours pour vous de l'amitié ?
Péguilin s'assombrit et parut oublier sa curiosité.
– Ah ! ma chère, l'équilibre de ma faveur est instable. Le roi s'imagine que je me suis acoquiné avec Vardes dans l'histoire de la lettre espagnole, vous savez, cette lettre qu'on a fait parvenir à la reine pour l'avertir des infidélités de son auguste époux avec La Vallière ?... Je ne peux dissiper ce soupçon, et Sa Majesté a parfois à mon égard de ces rudesses !... Heureusement que la Grande Mademoiselle est amoureuse de moi.
– Mlle de Montpensier ?
– Oui, chuchota Péguilin en roulant des yeux blancs. Je crois même qu'elle va me demander en mariage.
– Oh ! Péguilin ! s'exclama Angélique en éclatant de rire. Vous êtes impayable, incorrigible. Vous n'avez pas changé !