Comme elle passait près d'une petite grotte de rocaille, elle crut entendre un bruit léger et, se retournant, elle distingua une forme humaine tapie dans un buisson. « C'est quelque filou, se dit-elle, quelque vassal du sieur Cul-de-Bois en quête d'un mauvais coup. Ce serait assez amusant de le surprendre et de lui jaspiner bigorne pour voir la tête qu'il ferait. »
Elle en sourit d'avance. Ce n'était pas certes tous les jours qu'un coupe-bourse aux aguets pouvait avoir l'occasion de se trouver en face d'une grande dame parlant le pur langage de la tour de Nesle et du faubourg Saint-Denis. « Et ensuite je lui donnerai ma bourse pour le remettre de son émotion, le pauvre homme ! » pensa-t-elle, ravie d'une malice qui n'aurait pas de témoin.
Mais, comme elle s'approchait à pas de loup, elle vit que l'homme était richement vêtu, bien que ses habits fussent souillés de boue. Il se tenait à genoux et, le buste penché en avant, appuyé sur ses coudes, dans une attitude bizarre. Soudain, il tourna nerveusement la tête comme s'il dressait l'oreille et elle reconnut le duc d'Enghien, le fils du prince de Condé. Elle l'avait déjà rencontré dans les promenades à la mode, aux Tuileries, au Cours-la-Reine. C'était un adolescent fort brillant, mais qu'on disait intraitable sur les questions d'étiquette, et qui manquait de mesure.
Angélique constata qu'il était très pâle, avec une expression hagarde et effarée.
« Que fait-il là ? Pourquoi se cache-t-il ? Que craint-il ? » se demanda-t-elle, saisie d'un malaise indéfinissable.
Après avoir hésité, elle se retira sans bruit et regagna l'une des grandes allées du jardin. Elle croisa le suisse qui, à sa vue, fit des yeux effarés.
– Oh ! madame, que faites-vous ici ? Retirez-vous vite !
– Mais pourquoi ? Tu sais bien que je suis sur la liste de Mlle de Montpensier. Et ta femme m'a laissée entrer sans difficultés.
Le gardien regarda autour de lui d'un air désolé. Angélique était toujours fort généreuse avec lui.
– Que madame me pardonne, chuchota-t-il en se rapprochant. Mais ma femme ne sait pas le secret que je vais vous confier : le jardin est interdit au public aujourd'hui, car, depuis le matin, on y poursuit à la chasse M. le duc d'Enghien qui s'imagine qu'il est un lapin.
Et, comme la jeune femme ouvrait des yeux ronds, il se toucha du doigt la tempe.
– Oui, ça le prend comme ça de temps en temps, le pauvre garçon. Il paraît que c'est une maladie. Quand il se croit lapin ou perdrix, il a peur qu'on le tue et court se cacher. Voilà des heures que nous le cherchons.
– Il est là dans le taillis, près de la petite grotte. Je l'ai vu.
– Grand Dieu ! Il faut aller prévenir M. le prince. Ah ! le voici. Une chaise s'approchait.
Le prince de Condé mit la tête à la fenêtre.
– Que faites-vous ici, madame ? demanda-t-il furieux.
Le suisse se hâta d'intervenir :
– Monseigneur, madame vient juste d'apercevoir M. le duc près de la petite rocaille.
– Ah ! bon. Ouvrez-moi cette portière, marauds. Aidez-moi à descendre, cornebleu ! Ne faites pas tant de bruit, vous allez l'effrayer. Toi, cours chercher son premier valet de chambré et, toi, rassemble tous les gens que tu pourras trouver et poste-les aux issues...
Quelques instants plus tard, on entendit dans les buissons des bonds désordonnés, puis une course rapide. Le duc d'Enghien surgit, lancé à toute vitesse. Mais deux domestiques qui le poursuivaient réussirent à le happer et à le retenir. Il fut aussitôt entouré et maîtrisé. Son premier valet de chambre, qui l'avait élevé, lui parla avec douceur :
– On ne vous tuera pas, monseigneur. On ne vous enfermera pas dans une cage... Tout à l'heure, on va vous relâcher et vous pourrez courir de nouveau dans la campagne. Le duc d'Enghien était blême. Il ne disait pas un mot, mais il y avait dans son regard l'expression émouvante et interrogatrice des bêtes traquées. Son père s'approcha. Le jeune homme se débattit furieusement, quoique toujours en silence.
– Emmenez-le, dit le prince de Condé. Faites venir son médecin et son chirurgien. Qu'on le saigne, qu'on le purge et surtout qu'on l'attache. Je n'ai point le cœur de recommencer une nouvelle partie de cligne-musette ce soir. Je ferai donner du bâton à celui qui le laissera s'échapper encore.
Le groupe s'éloigna. Le prince revint vers Angélique, qui avait assisté, complètement chavirée, à cette triste scène, et qui était presque aussi pâle que le pauvre malade.
Condé se planta devant elle et l'examina d'un regard sombre.
– Eh bien ! dit-il, vous l'avez vu ? Il est beau, le descendant des Condé, des Montmorency ?... Son bisaïeul avait des manies, son aïeule était folle. J'ai dû épouser la fille. À l'époque, elle commençait déjà à s'arracher les cheveux un à un avec une pince. Je savais qu'on m'atteignait dans ma descendance, mais j'ai dû l'épouser quand même. C'était un ordre du roi Louis XIII. Et voilà mon fils ! Parfois, il se croit chien et il lutte pour éviter d'aboyer devant le roi. Ou bien, il s'imagine qu'il est une chauve-souris et il appréhende de se heurter aux lambris de son appartement. L'autre jour, il s'est senti devenir plante et il a fallu que ses serviteurs l'arrosent... C'est drôle, n'est-ce pas ? Vous ne riez pas ?
– Monseigneur... comment pouvez-vous croire seulement que j'aie envie de rire ?... Évidemment, vous ne me connaissez pas...
Il l'interrompit avec un sourire subit qui éclaira son visage bourru :
– Si fait ! Si fait ! Je vous connais bien, madame Morens. Je vous ai vue chez Ninon et chez d'autres. Vous êtes gaie comme une jeune fille, belle comme une courtisane et vous avez le cœur reposant d'une mère. De plus, je vous soupçonne d'être une des femmes les plus intelligentes du royaume. Mais vous n'en faites pas étalage, car vous avez de la ruse et vous savez que les hommes craignent les savantes.
Angélique sourit à son tour, surprise de cette déclaration inattendue.
– Monseigneur, vous me flattez... Et je serais curieuse de savoir qui vous a donné sur moi ces renseignements...
– Je n'ai besoin de personne pour me renseigner, fit-il à sa façon brusque et maussade de guerrier. Je vous ai observée. Ne vous êtes-vous pas aperçue que je vous regardais souvent ? Je crois que vous me craignez un peu. Pourtant, vous n'êtes pas timide...
Angélique leva les yeux sur le vainqueur de Lens et de Rocroi. Ce n'était pas la première fois qu'elle le regardait ainsi. Mais, certes, le prince était à cent lieues de se souvenir de la petite sarcelle grise qui lui avait tenu tête et à laquelle il avait dit :
– Je prévois que, quand vous serez femme, des hommes se pendront à cause de vous !
Elle avait toujours cru qu'elle nourrissait une profonde rancune envers le prince de Condé et elle dut se défendre contre un sentiment de sympathie, d'entente qui naissait entre eux. Ne les avait-il pas fait espionner pendant des années, elle et son mari, par le valet Clément Tonnel ? N'avait-il pas hérité des biens de Joffrey de Peyrac ? Depuis longtemps, Angélique se demandait comment elle parviendrait à connaître exactement le rôle que le prince de Condé avait joué dans son drame. Le hasard la servait étrangement.
– Vous ne répondez rien, dit le prince. Est-il donc vrai que je vous intimide ?
– Non ! Mais je me sens bien indigne de converser avec vous, monseigneur. Votre renommée...
– Peuh ! ma renommée... Vous êtes bien trop jeune pour y connaître quelque chose. Mes armes sont rouillées et, si Sa Majesté ne se décide pas à donner une leçon à ces faquins de Hollandais ou d'Anglais, je risque bien de mourir dans mon lit. Quant à converser, Ninon m'a dit cent fois que les mots ne sont pas des boulets qu'on envoie dans l'estomac d'un adversaire, et elle prétend que je n'ai pas encore tout à fait compris la leçon. Ha ! Ha !