– C'est trop peu dire.
– Elle sera là dans un instant.
– Je vais lui arracher la peau !
– Non, ma mie... cela ne se fait pas chez moi.
– Ninon, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pouvez pas comprendre...
– Ma chérie, si toutes les personnes qui se rencontrent ici décidaient de purger leurs querelles à l'instant même, j'assisterais à trois ou quatre morts violentes par jour... Aussi, vous serez sage. Est-ce que cela vous fait très mal ?
– Oui, cela fait mal, dit Angélique qui se sentait fort pâle. Je vais essayer de m'en aller.
– Pourquoi n'essayeriez-vous pas de rester ? Toutes les passions peuvent se dominer, ma mie, même la rancune la plus justifiée. Il n'y a pas de justification à la folie, et la colère en est une. Voulez-vous un conseil ? Éloignez-vous de votre colère comme d'un poêle incandescent. Si vous vous y brûlez, elle vous fera plus de mal que de bien. Allez vous asseoir tranquillement en vous-même et évitez de jeter un regard sur les raisons de votre haine.
– Cela me sera difficile si je dois m'entretenir avec ma sœur.
– Votre sœur ?
– Oh ! Ninon, je ne sais plus ce que je dis, murmura Angélique. C'est une épreuve au-dessus de mes forces.
– Il n'y a pas d'épreuves au-dessus de vos forces, Angélique, répondit Ninon en riant. Plus je vous connais et plus je suis persuadée que vous êtes capable de tout... même de cela. Tenez, voici Mme Fallot. Restez ici dans cette encoignure un moment, afin de recouvrer votre sang-froid.
Elle s'éloigna, alla au-devant d'un nouveau groupe d'arrivantes.
Angélique s'assit sur une banquette de peluche. Comme en un rêve, elle reconnaissait, dominant l'échange des salutations, la voix aiguë de sa sœur. C'était cette même voix qui lui avait crié jadis : « Va-t'en ! Va-t'en ! »
Angélique recula en elle-même comme le lui avait recommandé Ninon et elle essaya d'oublier ce cri.
Au bout d'un instant, elle osa relever la tête et regarder vers le salon. Elle reconnut Hortense, dans une très belle robe de taffetas rouge sombre. Elle avait encore maigri et enlaidi, si cela était possible, mais elle se fardait et se coiffait bien. Sa voix aiguë provoquait les rires. Elle paraissait avoir un allant extraordinaire. Ninon lui prit le bras et l'entraîna vers le recoin où se tenait Angélique.
– Chère Hortense, il y a longtemps que vous désiriez rencontrer Mme Morens. Je vous ai fait cette surprise. La voici.
Angélique n'avait pas eu le temps de fuir. Elle vit, tout près d'elle, le visage affreux d'Hortense plissé dans une expression sucrée de bienveillance. Mais elle se sentait maintenant très calme.
– Bonjour, Hortense, dit-elle.
Ninon les regarda un instant toutes deux, puis s'éclipsa. Mme Fallot de Sancé avait eu un sursaut violent. Ses yeux en pépins de pomme s'agrandirent. Elle devint jaune sous son fard.
– Angélique ! souffla-t-elle.
– Oui, c'est moi. Assieds-toi donc, ma chère Hortense... Pourquoi as-tu l'air si étonnée ? Pensais-tu sincèrement que j'étais morte ?
– En effet ! dit violemment Hortense qui se ranimait.
Elle serra son éventail dans son poing comme une arme. Ses sourcils se rapprochèrent, sa bouche se convulsa. Angélique la retrouvait tout entière.
« Qu'elle est laide ! Qu'elle est horrible ! » se dit-elle avec la même jubilation puérile que du temps de leur enfance.
– Et permets-moi de t'affirmer, continuait Hortense aigrement que, selon l'opinion de la famille, c'est ce que tu aurais eu de mieux à faire : mourir.
– Je n'ai pas partagé l'opinion de la famille à ce sujet.
– C'est bien dommage. De quoi aurions-nous l'air maintenant ? C'est à peine si les remous de cette terrible affaire Commencent à s'apaiser. Nous avions réussi à faire oublier que tu étais des nôtres, et voilà que tu reparais pour nous nuire encore !
– Si c'est de cela que tu as peur, ne crains rien, Hortense, dit Angélique tristement. La comtesse de Peyrac ne reparaîtra jamais. On me connaît désormais sous le nom de Mme Morens.
Ceci ne calma pas la femme du procureur.
– Ainsi c'est donc toi, Mme Morens ? Une originale qui mène une vie scandaleuse, une femme qui fait du commerce comme un homme ou comme la veuve d'un boulanger. Tu passeras donc ta vie à te singulariser pour nous déshonorer ! Dire qu'il n'y a qu'une seule femme dans Paris qui vende du chocolat et qu'il faut que ce soit ma propre sœur !...
Angélique haussa les épaules. Les jérémiades d'Hortense ne la touchaient pas.
– Hortense, dit-elle brusquement, donne-moi des nouvelles de mes enfants. Mme Fallot s'interrompit net et regarda sa sœur d'un air stupide.
– Oui, mes enfants, répéta Angélique, mes deux fils que je t'avais confiés lorsqu'on me chassait de partout.
Elle vit Hortense se ressaisir de nouveau, se préparer à la lutte.
– Il est bien temps de t'informer de tes enfants ! C'est parce que tu m'as rencontrée que tu songes à eux, persifla-t-elle. Voilà décidément un cœur de tendre mère...
– J'ai eu des difficultés...
– Avant de te payer des parures comme celles que tu portes, tu aurais pu, il me semble, t'informer de leur sort.
– Je les savais en sécurité près de toi. Parle-moi d'eux. Comment vont-ils ?
– Je... je ne les ai pas vus depuis longtemps, dit Hortense avec effort.
– Ils ne sont pas chez toi ? Tu les as mis en nourrice ?
– Que faire d'autre ? s'écria Mme Fallot avec un regain de colère. Allais-je les garder chez moi alors que je n'ai jamais pu me payer une nourrice à domicile pour mes propres enfants ?
– Mais maintenant ? Ils sont grands. Que deviennent-ils ?
Hortense regardait autour d'elle d'un air traqué. Tout à coup, ses traits chavirèrent, et les coins de sa bouche s'abaissèrent d'une façon pitoyable. Angélique eut l'impression surprenante que sa sœur allait éclater en sanglots.
– Angélique, fit-elle d'une voix étouffée, je ne sais comment te dire... Tes enfants... C'est affreux... Tes enfants ont été enlevés par une Égyptienne !
Elle détourna la tête. Ses lèvres tremblaient. Il y eut un très long silence.
– Comment as-tu su cela ? demanda enfin Angélique.
– Par la nourrice... lorsque je suis allée à Neuilly. Il était trop tard pour prévenir la maréchaussée... Il y avait déjà six mois que tes enfants avaient été enlevés...
– Ainsi, tu es restée plus de six mois sans aller voir la nourrice, sans la payer peut-être ?
– La payer ?... Avec quoi ? Nous avions à peine de quoi vivre. Après ce scandale du procès de ton mari, Gaston a perdu presque toute sa clientèle ; il a fallu que nous déménagions. Et c'était l'année où nous nous trouvions obligés de racheter les charges royales. Dès que je l'ai pu, je suis allée à Neuilly. La nourrice m'a raconté le drame... Il paraît qu'un jour une bohémienne, une femme en loques, est entrée dans sa cour et a réclamé les deux enfants en prétendant qu'elle était leur mère. Et, comme la nourrice voulait appeler des voisins, elle l'a blessée avec un grand couteau... J'ai moi-même été obligée de lui payer une note d'apothicaire à cause de cette blessure...
Hortense renifla et chercha son mouchoir dans son aumônière. Angélique demeurait bouche bée. Les larmes qui rougissaient les yeux d'Hortense la stupéfiaient plus encore que d'apprendre que sa sœur était retournée chez la nourrice. La femme du procureur parut s'aviser de son comportement insolite :
– Alors, c'est tout l'effet que cela te produit ? siffla-t-elle. Je t'apprends que tes enfants ont disparu et tu demeures plus indifférente qu'une bûche ?... Ah ! nous sommes bien bêtes, Gaston et moi, de nous être rongés les sangs pendant des années en songeant à ce pauvre petit Florimond traînant sur les routes avec des... Bohémiens !