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La voix se cassa sur le dernier mot.

– Hortense, calme-toi, balbutia Angélique. Il n'est pas arrivé malheur aux enfants. Cette... cette femme qui est venue les chercher... c'était moi.

– Toi !

Dans les yeux horrifiés d'Hortense, Angélique vit passer l'image d'une femme en loques armée d'un couteau pointu.

– La nourrice a exagéré : je n'étais pas en loques et je ne l'ai pas menacée d'un couteau. J'ai dû seulement crier un peu fort parce que les enfants étaient dans un état effroyable. Si je ne les avais pas emmenés, tu ne les aurais pas retrouvés non plus, car ils seraient morts. Une autre fois, tâche de choisir un peu mieux la nourrice...

– Évidemment. Avec toi, on peut toujours prévoir une AUTRE FOIS, dit Hortense en se levant, hors d'elle. Tu es d'une insouciance renversante, d'une insolence, d'une... Adieu.

Elle s'en alla en renversant son tabouret dans sa fureur. Restée seule, Angélique demeura un long moment les mains jointes sur sa robe, dans une attitude de méditation. Elle se disait que les gens ne sont pas toujours aussi mauvais qu'ils pourraient l'être.

Une Hortense qui, sous le coup d'une abjecte peur, la jetait dehors sans merci, était capable d'éprouver des remords en songeant à un petit Florimond transformé en Bohémien. Un joyeux Méridional comme Andijos, tout juste bon à perdre au jeu et à faire bouffer ses manchettes, soudain s'en allait en guerre contre le roi et tenait quatre ans, comme chef de bande, une province entière en révolte.

Un prince de Condé sauvait un royaume, complotait des assassinats, trahissait, puis s'humiliait pour rentrer en grâce, et n'était au fond qu'un homme simple, réellement modeste, attristé par la folie de son enfant, un homme dont toute la vie avait été dominée par un seul amour tendre et passionné.

Demain, Angélique enverrait Florimond et Cantor chez les Fallot de Sancé, avec des présents pour leurs cousins et pour leur tante.

– Vous êtes là ? demanda Ninon en soulevant la tenture. J'ai vu partir Mme Fallot. Elle semblait en bonne santé, bien que d'humeur morose. Je croyais que vous deviez lui arracher la peau ?

– Réflexion faite, répondit suavement Angélique, j'ai pensé qu'il était plus cruel de la lui laisser comme elle était.

*****

Ce même jour aurait pu être marqué d'une pierre blanche. Ce fut dans la soirée que se joua, entre Mme Morens et le prince de Condé, la célèbre partie de hoca qui devait défrayer la chronique mondaine, scandaliser les dévots, enchanter les libertins et amuser tout Paris. La partie débuta comme d'habitude à l'heure où l'on apportait les chandelles. Suivant les fortunes diverses des joueurs, elle pouvait durer trois ou quatre heures. Ensuite, il y aurait petit souper. Puis l'on rentrerait chez soi.

Le hoca commençait avec un nombre illimité de partenaires. Ce soir-là, une quinzaine de joueurs prirent le départ. On jouait gros jeu. Les premiers coups éliminèrent rapidement la moitié de la tablée. La partie s'en trouva ralentie. Tout à coup, Angélique, qui était distraite et songeait à Hortense, s'aperçut avec étonnement qu'elle poursuivait hardiment un combat fort serré contre M. le prince, le marquis de Thianges et le président Jomerson. C'était elle qui depuis un moment « menait » le jeu. Le petit duc de Richemont, qui l'adorait, marquait ses tablettes et, en y jetant un coup d'œil, elle vit qu'elle avait gagné une petite fortune.

– Vous avez de la chance, ce soir, madame, lui dit le marquis de Thianges avec une grimace. Voici près d'une heure que vous tenez la mise et vous ne semblez pas décidée à la lâcher.

– Je n'ai jamais vu un joueur tenir la mise aussi longtemps ! s'écria le petit duc très excité. Madame, n'oubliez pas que, si vous la perdez, vous devez rembourser à chacun de ces messieurs la même somme que vous avez gagnée présentement. Il est encore temps de vous arrêter. Vous en avez le droit.

M. Jomerson se mit à hurler que les spectateurs n'avaient pas le droit d'intervenir et que, si cela continuait, il ferait évacuer la salle. On le calma en lui faisant remarquer qu'il n'était pas au Palais, mais chez Mlle de Lenclos. On attendait la décision d'Angélique.

– Je continue, dit-elle.

Et elle distribua les cartes. Le président respira. Il avait beaucoup perdu et espérait qu'un coup du sort allait, dans la seconde suivante, le payer au centuple de ses imprudences. Jamais on n'avait vu un joueur tenir la mise aussi longtemps que cette dame. Si Mme Morens s'accrochait, elle était fatalement perdue, et ce serait tant mieux pour les autres. C'était bien d'une femme de s'accrocher ainsi ! Heureusement, elle n'avait pas de mari à qui rendre des comptes, sinon le pauvre homme aurait pu déjà se préparer à faire venir son intendant pour connaître ce dont il disposait en argent liquide.

Sur ces entrefaites, le président Jomerson dut abattre un jeu lamentable et quitta la partie fort penaud.

Angélique menait toujours. On l'entourait, et des gens qui étaient sur le point de partir ne se décidaient pas à s'en aller, restaient debout sur un pied, le cou tendu. Pendant quelques tours, l'égalité se maintint. En ce cas, Angélique touchait la mise proposée, mais aucun joueur n'était éliminé. Puis M. de Thianges perdit et quitta la table en s'épongeant. La soirée avait été rude ! Qu'allait dire sa femme en apprenant qu'il leur fallait payer à Mme Morens, la chocolatière, le revenu de deux années ? À condition qu'elle gagnât, naturellement ! Dans le cas contraire, elle devrait payer au prince de Condé le double de la somme qu'elle avait gagnée. On avait le vertige rien que d'y songer ! Cette femme était folle ! Elle courait à sa ruine. Au point où elle en était arrivée, aucun joueur, même le plus fou, n'aurait eu la hardiesse de continuer.

– Arrêtez-vous, mon amour ! suppliait le petit duc à l'oreille d'Angélique. Vous ne pouvez plus gagner.

Angélique tenait la main posée sur le paquet de cartes. C'était une petite brique lisse et dure qui lui brûlait la paume.

Elle fixa un regard attentif sur le prince de Condé. La partie pourtant ne dépendait pas seulement de lui, mais du SORT.

LE SORT se trouvait devant elle. Il avait pris le visage du prince de Condé, ses yeux de feu, son nez d'aigle, ses dents blanches et carnassières que découvrait un sourire. Et ce n'étaient plus des cartes qu'il tenait entre ses mains, mais un petit coffret où brillait une ampoule verte de poison.

Autour de lui, il n'y avait que ténèbres et silence.

Puis le silence se brisa comme verre sous le choc de la voix d'Angélique :

– Je continue.

Ce coup-là, il y eut encore égalité. Villarceaux se mit aux fenêtres. Il appelait les passants, leur criant qu'il fallait monter, qu'on n'avait jamais vu partie aussi sensationnelle depuis celle où son aïeul avait joué sa femme et son régiment, au Louvre, avec le roi Henri IV. On s'entassait dans le salon. Les valets eux-mêmes étaient montés sur des chaises pour suivre de loin le combat. Les chandelles fumaient. Personne ne se souciait de les moucher. Il faisait une chaleur étouffante.

– Je continue, répéta Angélique.

– Égalité.

– Encore trois tours à égalité et ce sera le « choix de la mise ».

– Le coup suprême du hoca... Un coup qu'on ne voit que tous les dix ans !

– Tous les vingt, mon cher.

– Une fois par génération.

– Souvenez-vous du financier Tortemer qui avait demandé son blason à Montmorency.

– Lequel avait demandé la flotte entière de Tortemer.

– C'est Tortemer qui a perdu...

– Continuez-vous, madame ?

– Je continue.

Un remous faillit renverser la table et écrasa à demi les deux joueurs sur leurs cartes.

– Sacrebleu ! jura le prince en cherchant sa canne. Je vous jure que je vous assomme tous si vous ne nous laissez pas respirer. Ecartez-vous, que diable !...