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La sueur ruisselait sur le front d'Angélique. La chaleur seule en était cause. Elle n'éprouvait aucune anxiété. Elle ne pensait ni à ses fils, ni à tous les efforts qu'elle avait fournis et qu'elle était sur le point d'anéantir.

En vérité, tout lui semblait parfaitement logique. Trop d'années elle avait lutté contre le SORT par des moyens de taupe besogneuse. Voici qu'elle rencontrait le sort face à face, sur son terrain, dans sa folie. Elle allait le saisir à la gorge, le poignarder. Elle aussi était folle, dangereuse et inconsciente, comme LE SORT lui-même. Ils étaient à égalité !

– Égalité.

Il y eut une rumeur, puis des cris.

– Le choix de la mise ! Le choix de la mise !

Angélique attendit que le désordre fût un peu calmé pour demander, d'une voix sage d'écolière, en quoi consistait exactement ce coup suprême du hoca.

Tout le monde se mit à parler à la fois. Puis le chevalier de Méré vint s'installer près des joueurs et d'une voix tremblante leur expliqua la chose. Au cours de cette dernière manche, les joueurs repartaient à zéro. Dettes et gains précédents étaient annulés. En revanche, chacun posait la mise, c'est-à-dire non pas ce qu'il offrait, mais ce qu'il réclamait. Et cela devait être énorme. On cita des exemples : ainsi le financier Tortemer, au siècle dernier, avait réclamé les titres de noblesse d'un Montmorency, et l'on répéta que le grand-père de Villarceaux avait accepté, s'il perdait, de céder sa femme et son régiment à l'adversaire.

– Puis-je encore me retirer ? demanda Angélique.

– C'est votre droit le plus strict, madame.

Elle demeura immobile et le regard rêveur. On aurait entendu voler une mouche. Depuis plusieurs heures. Angélique avait « mené le jeu ». En ce suprême coup, la chance allait-elle l'abandonner ?

Son regard parut s'éveiller et se mit à briller avec une intensité presque farouche. Cependant, elle sourit.

– Je continue.

Le chevalier de Méré avala sa salive et dit :

– Pour « le choix de la mise », la phrase réglementaire est celle-ci : Partie acceptée. Si je gagne je demande...

Angélique inclina docilement la tête, et toujours souriante, répéta :

– Partie acceptée, monseigneur. Si je gagne, je vous demande votre hôtel du Beautreillis.

Mme Lamoignon poussa une exclamation que son époux étouffa aussitôt d'une main furieuse.

Tous les yeux étaient tournés vers le prince, qui avait son regard de colère. Mais c'était un joueur net et sans replis.

Il sourit à son tour, releva son front altier :

– Partie acceptée, madame. Si je gagne, vous serez ma maîtresse.

Les têtes, d'un même mouvement, se tournèrent cette fois vers Angélique. Elle souriait toujours. Les lumières posaient des reflets sur ses lèvres entrouvertes. La moiteur qui perlait à la surface de sa peau dorée la rendait brillante, lustrée comme un pétale mouillé par l'aube. La fatigue qui bleuissait ses paupières lui donnait une curieuse expression de sensualité et d'abandon.

Les hommes présents frémirent. Le silence se fit pesant et trouble. À mi-voix, le chevalier de Méré parla :

– Le choix vous revient encore, madame. Si vous refusez : partie remise et l'on revient au coup précédent. Si vous acceptez : partie convenue.

La main d'Angélique prit les cartes.

– Partie convenue, monseigneur.

Elle n'avait que des valets, des dames et des cartes basses. Son plus mauvais jeu depuis le début de la partie. Cependant, après quelques échanges, elle réussit à composer une figure de petite valeur. Il lui restait deux solutions : abattre aussitôt et risquer que le jeu actuel du prince de Condé fût plus fort que le sien, ou bien essayer de composer, avec l'aide de la « loterie », une figure plus importante. Dans ce cas, le prince, peut-être assez mal nanti, pouvait se ressaisir et abattre avant elle une figure de rois et d'as. Elle hésita, puis abattit.

Cela ne fit pas grand bruit, mais un coup de canon n'eût pas moins pétrifié l'assistance. Le prince, les yeux sur son jeu, ne bougeait point.

Brusquement, il se leva, étala ses cartes, puis s'inclina profondément :

– L'hôtel du Beautreillis est à vous, madame.

Chapitre 14

Elle ne pouvait en croire ses yeux. Un coup de dés et la chance la plus insensée, la plus absurde, lui avait rendu l'hôtel du Beautreillis !

Tenant ses deux petits garçons par la main, elle parcourut la somptueuse demeure. Elle n'osait leur dire :

– Ceci appartenait à votre père.

Mais elle leur répétait :

– Ceci est à vous ! À vous !

Elle ne se lassait pas de détailler des merveilles : la décoration riante de déesses, d'enfants et de feuillages, les balustres de fer forgé, les revêtements de boiseries dans le goût du jour et qui rejetaient dans le passé la mode des lourdes tapisseries. Dans la pénombre des escaliers et des couloirs, on voyait luire un foisonnement d'or et des guirlandes de fleurs dont le scintillement menu n'était interrompu de place en place que par le bras étincelant d'une statue supportant une torchère. Le prince de Condé n'avait pas aménagé cet hôtel qu'il n'aimait point. Il avait enlevé quelques meubles. Ceux qui restaient, il les abandonna à Angélique avec une générosité de grand seigneur.

Beau joueur, il s'effaçait, après avoir remis l'enjeu de la partie à celle qui l'avait gagnée. Il était peut-être réellement plus blessé qu'il ne voulait se l'avouer par le complet détachement de la jeune femme à son égard. Elle n'avait de regards que pour l'hôtel du Beautreillis, et il se demandait, avec une sombre mélancolie, si l'amitié qu'il avait cru lire parfois dans les yeux de son gracieux vainqueur n'avait été, elle aussi, qu'une manœuvre intéressée.

De plus, M. le prince craignait un peu que l'écho de cette partie sensationnelle ne parvînt aux oreilles de Sa Majesté. Celle-ci n'aimait pas beaucoup les excentricités trop retentissantes. M. le prince décida de se retirer à Chantilly. Angélique resta seule en face de son rêve exaltant. Avec un plaisir sans mélange, elle entreprit d'orner son hôtel de tout ce qui se faisait de plus nouveau. Ébénistes, orfèvres et tapissiers furent convoqués. Elle fit faire par M. Boulle des meubles aux bois translucides, rehaussés d'ivoire, d'écaillé, de bronze doré. Son lit sculpté, les sièges et les murs de sa chambre furent tendus d'un satin blanc vert à grandes fleurs d'aurore. Dans son boudoir, la table, le guéridon et le bois des sièges étaient recouverts d'un très bel émail bleu. Le plancher de ces deux pièces était de marqueterie, et d'un bois si odoriférant que le parfum en pénétrait les vêtements de ceux qui le foulaient.

Elle fit venir Gontran pour peindre le plafond du grand salon. Elle achetait mille choses, des bibelots de Chine, des tableaux, du linge, de la vaisselle d'or et de cristal.

Le cabinet, qui lui servait aussi d'écritoire, passait pour une pièce rare, d'école italienne et était presque le seul meuble ancien de l'hôtel. Il était d'ébène, émaillé de rubis rosés, de rubis rouge cerise, de grenats et d'améthystes.

Dans sa fièvre de dépenses, elle fit également l'acquisition d'une petite haquenée blanche pour Florimond, afin qu'il pût galoper à travers les allées du jardin, qu'elle avait fait garnir d'orangers en caisses.

Cantor eut deux grands dogues sévères et doux qu'il pouvait atteler à un petit carrosse de bois doré dans lequel il prenait place.

Elle-même sacrifia à la mode de la saison en s'offrant un de ces petits chiens d'appartement à longs poils qui faisaient fureur. Elle l'appela Chrysanthème. Florimond et Cantor, qui avaient le goût des grosses bêtes féroces, méprisaient franchement cette miniature échevelée.