Angélique avait pour voisine la marquise de Brinvilliers. Celle-ci habitait rue Charles-V, à deux pas. Ce fut pourtant par hasard qu'Angélique se retrouva devant cette femme qu'elle avait assaillie du côté de la porte de Nesle, au temps où elle faisait partie de la bande de Calembredaine.
Mme de Brinvilliers ne la reconnut pas, du moins Angélique l'espéra, mais cette dernière se sentit extrêmement gênée tout au long de la visite, en songeant au bracelet d'or qui reposait dans un coffret près du poignard de Rodogone-l'Égyptien. Mme Morens était venue chez la fille du lieutenant de police, M. d'Aubrays, pour lui adresser une requête. M. d'Aubrays était mort récemment, mais son fils avait repris sa fonction, et Angélique espérait que Mme de Brinvilliers voudrait bien intervenir près de son frère. Il s'agissait d'obtenir la libération d'un pauvre gueux, emprisonné pour mendicité et que Mme Morens, qui l'avait connu autrefois, désirait prendre à son service. Le gueux en question était Pied-Léger.
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Un jour qu'Angélique passait en carrosse place du Pilori, elle avait aperçu, exposé au carcan, le long visage aux yeux tristes de Pied-Léger.
Son sang ne fit qu'un tour, car Pied-Léger était un innocent que son épuisant métier de coureur avait rendu infirme et réduit à la misère. Même à la tour de Nesles, jamais Angélique ne l'avait vu voler. C'était à peine s'il mendiait, et Calembredaine trouvait juste de le nourrir et de l'abriter sans lui demander contrepartie. Angélique fit arrêter sa voiture et sauta à terre. Sans souci des badauds, elle interpella le condamné :
– Pied-Léger, mon ami, que fais-tu là-haut ?
– Oh ! c'est toi, marquise des Anges, répondit le malheureux. Est-ce que je le sais, ce que je fais là ? Le sergent des pauvres m'a ramassé. Et puis, ils m'ont mis dans leur clocher. Savoir pourquoi, c'est une autre affaire.
– Patiente un peu, je reviens te délivrer.
Afin de ne pas perdre de temps en démarches vaines, Angélique courut directement chez M. d'Aubrays. Elle obtint que l'enquête sur le garçon fût rapide et la libération signée le lendemain. Mme de Brinvilliers invita Angélique à sa prochaine réunion. Elle y verrait toutes sortes de gens charmants, entre autres le chevalier de Sainte-Croix. Nul n'ignorait que ledit chevalier était l'amant en titre de la dame...
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Pied-Léger, revêtu d'une livrée fort belle, fut nommé valet de chambre de Florimond et de Cantor. Il ne pouvait pas faire grand-chose, mais il était doux et bon et savait raconter des histoires aux enfants. On ne lui en demandait pas plus. Ce n'était pas le premier revenant de la tour de Nesle qu'Angélique accueillait à l'hôtel du Beautreillis.
Les autres, les irréductibles mendiants, éclopés, vagabonds, avaient vite appris le chemin de sa demeure où, trois fois par semaine, les attendaient une soupe chaude, du pain et des vêtements. Cette fois, Angélique n'avait pas demandé à Cul-de-Bois de la débarrasser de ses gueux. Recevoir les pauvres entrait dans ses attributions de grande dame, et elle aurait voulu pouvoir les abriter tous.
Alors que la familiarité d'un Audiger commençait à lui devenir odieuse en lui rappelant sa condition humiliée de servante, les pauvres restaient ses frères, ses « frangins », et elle ne craignait pas, en baissant la voix pour ne pas être entendue de ses valets, de « jaspiner bigorne » avec eux. Les gueux éclataient alors de leur grand rire effrayant, ce rire qu'elle connaissait si bien...
Pouvait-elle oublier la tour de Nesle, l'odeur du ragoût qui bouillonne dans la marmite, les petites vieilles rongeant les cadavres de rats apportés par l'Espagnol, la danse monstrueuse du père Hurlurot et de la mère Hurlurette, le chant de la vielle, les grands rires, les grands cris, les râles ?...
Elle ouvrait sa porte. Et, dans les matins gelés de l'hiver, ces matins silencieux de neige où l'haleine pourrie des gueux se condensait en nuages opaques, elle voyait ceux-ci se porter vers elle comme des fauves.
– Les pauvres sont terribles, disait Monsieur Vincent.
Oui, ils étaient terribles. Mais Angélique savait comment détresse et méchanceté peuvent mordre à même la chair, à même le cœur. Elle aussi avait été entraînée dans le flot purulent. La vieille voix chaleureuse qui avait éveillé ce siècle à la charité, la voix de Monsieur Vincent, trouvait en elle un écho.
« Les pauvres... qui ne savent où aller ni que faire, qui errent dans la solitude de leur misère et qui déjà se multiplient, hélas !... c'est là mon poids et ma douleur ! »
À genoux sur les dalles, elle leur lavait les pieds, elle pansait leurs plaies. Eux seuls, avec ses deux enfants, avaient le pouvoir de ranimer la source de l'amour dans son cœur endurci.
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Peu après l'incident de Pied-Léger, elle revit Pain-Noir. Le vieux ne changeait pas. Il était toujours bardé de ses coquilles, de ses chapelets de faux pèlerin. Tandis qu'elle pansait l'éternel ulcère qui lui rongeait la jambe :
– Ma frangine, lui dit-il, je me suis ramené pour te prévenir : si tu tiens à ta peau, faut pas continuer ton p'tit manège.
– Qu'est-ce que tu racontes, Pain-Noir ? Qu'ai-je fait encore ?
– Toi, rien. Mais c'est l'autre.
– Quelle autre ?
– La copine qui te fait des mamours depuis bientôt huit jours. Tiens, pas plus tard qu'aujourd'hui, je l'ai vue sortir de chez toi.
Angélique se souvint que Mme de Brinvilliers était venue lui rendre visite.
– Cette dame de petite taille, vêtue d'un manteau amarante ?
– J'sais pas qu'il est amarante son manteau, mais cette petite dame j'la connais assez pour te dire de t'en méfier... comme du diable.
– Voyons, Pain-Noir, c'est Mme de Brinvilliers, la propre sœur du lieutenant de police.
– Possible ! Mais j'te dis de t'en méfier.
– D'ailleurs, comment la connais-tu ?
– C'est toute une histoire. Un jour qu'il faisait frisquet, j'me suis endormi sur le parvis de l'église Sainte-Opportune. Je me suis réveillé à l'Hôtel-Dieu. Des couvertures, un matelas, des rideaux et, sur la tête, un bonnet à coques... jamais ma vermine n'avait été si au chaud. Avec ça, mes quilles qui ne voulaient plus bouger... J'y suis resté, à l'Hôtel-Dieu... Fallait bien !... Y avait cette dame qui nous visitait. Elle apportait des confitures, du jambon... Une vraie bonne dame. Seulement, voilà, tous les malades qui mangeaient ce qu'elle leur apportait, ils crevaient comme des mouches. Moi, j'ai l'œil. J'peux voir ça tout seul. Aussi, quand un jour elle vient et qu'elle me dit, toute sucrée : « Voici quelques douceurs, mon pauvre homme ». »Non, que j'y dis, j'ai pas encore envie d'aller voir le Franc-Mitou3, pas envie de mourir, quoi ! » Les mirettes qu'elle m'a faites ! Le feu de l'Enfer était dedans. C'est pourquoi je te dis : méfie-toi, marquise des Anges, c'est pas une personne à fréquenter.
– Que vas-tu imaginer, mon pauvre Pain-Noir !
– Imaginer... imaginer !... Moi, je crois à ce que je vois. Et je connais aussi un valet qui s'appelle La Chaussée et qui est à M. de Sainte-Croix, le godelureau de cette Brinvilliers, et ce La Chaussée m'a raconté de drôles d'histoires.
Angélique restait rêveuse. Le nom de Sainte-Croix avait été mêlé à l'expédition chez le vieux Glazer, où elle avait découvert de l'arsenic. Et Desgrez ne disait-il pas :
– Les criminels de notre temps, ce n'est plus dans les rues qu'il faut les chercher, mais en d'autres lieux... dans les salons peut-être ?...
Elle frissonna. Beau quartier calme des Marais !... Que de drames encore se cachaient derrière les portes cochères surmontées de leurs écussons de pierre ! Il n'y avait pas de paix en ce monde...