– C'est entendu, Pain-Noir. Je ne fréquenterai plus cette dame. Merci de m'avoir avertie.
Elle alla lui chercher un flacon de vin, un morceau de lard.
– Ton bissac n'est pas bien lourd, mon pauvre Pain-Noir. Le vieux regardait la perspective neigeuse de la rue, qui était sa seule demeure.
Il cligna de l'œil :
– Hélas les pauvres gueux, pleins de mésaventures, Ne sont riches que de choses futures.
Sur les pas du coquillard, vint le policier au long nez. Elle avait rarement revu Desgrez au cours de ces dernières années et ce n'était pas, chaque fois, sans un certain embarras. Malgré les façons très correctes du policier, elle ne pouvait oublier tout à fait la séance à la fois brutale et voluptueuse à laquelle il l'avait soumise. Elle se sentait en état d'infériorité devant lui et, depuis lors, le craignait un peu.
Lorsqu'on l'avertit de sa présence, elle fit la grimace et descendit, maussade. On l'avait fait entrer dans un petit bureau où elle recevait habituellement les clercs et les fournisseurs.
– Vous n'avez pas l'air enchantée, madame, fit gaiement François Desgrez. Est-ce donc de me voir ? Je venais pourtant vous féliciter de l'admirable demeure où vous avez eu le génie de vous installer. Dieu sait comment vous vous y êtes prise...
– Dieu ne le sait peut-être pas, répondit Angélique, mais, en revanche, je suis bien certaine que vous le savez. Ne faites pas l'hypocrite, monsieur le policier, et dites-moi sans détours ce qui me vaut l'honneur de votre visite.
– Toujours carrée en affaires, à ce que je vois. Bien ! Allons au fait. Vous avez pour voisine et amie, je crois, cette charmante dame de Brinvilliers. Pourriez-vous, à l'occasion, me présenter à elle ?
– Pourquoi cela ? Vous êtes policier et, à ce titre, vous pourriez fort bien vous introduire par le truchement de son frère.
– Précisément, je ne veux pas me présenter à ce titre. Mais je pourrais être, par exemple, un jeune gentilhomme de vos amis, séduit par ses beaux yeux et qui brûle de lui faire la cour.
– Pourquoi, répéta Angélique qui se tordait les mains avec une angoisse inconsciente, pourquoi me demandez-vous cela, à moi ?
– Vous êtes déjà au courant de pas mal de choses, mon petit, et vous pourriez m'être utile.
– Je ne veux pas vous être utile ! éclata-t-elle. Je ne veux pas vous introduire dans les salons pour y faire votre sale besogne de grimaut. Je ne veux pas fréquenter cette femme... Je ne veux rien avoir de commun avec vous tous... avec toutes ces horreurs. Qu'on me laisse...
Elle tremblait de tous ses membres. Le jeune homme la regarda avec surprise.
– Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez les nerfs en pelote, ma parole. Je vous ai déjà vue effrayée ou désespérée, mais jamais aussi peureuse, sans raison valable. Pourtant, vous avez réussi, il me semble. Vous êtes tranquille ici, vous êtes à l'abri.
– Non, je ne suis pas à l'abri, puisque vous revenez encore... vous revenez toujours ! Vous spéculez sur mon misérable passé pour me faire avouer... je ne sais quoi. Je ne sais rien, je ne veux rien savoir, je ne veux rien entendre, je ne veux rien voir... Ne comprenez-vous pas que j'ai déjà perdu ma vie pour m'être mêlée aux intrigues des autres ?... J'ai encore un long chemin à parcourir et, si je tremble, c'est parce que j'ai peur de vous tous qui allez vous liguer pour me perdre encore... Laissez-moi, oubliez-moi. Oh ! Desgrez, je vous en supplie !
Il l'écoutait pensivement et elle crut voir au fond de ses yeux bruns une expression inusitée, un regard mélancolique de chien battu. Il avança la main comme s'il eût voulu lui caresser la joue, mais il n'acheva pas son geste.
– Vous avez raison, dit-il avec un soupir. On vous a fait assez de mal. Soyez en paix. On ne vous tourmentera plus, mon cœur.
Il s'en alla et elle ne le revit plus.
Elle en gardait une peine inavouée, mais aussi elle se sentait soulagée. Elle ne voulait plus de ce passé qu'elle commençait à arracher d'elle comme un vêtement honteux.
La Brinvilliers pouvait bien empoisonner toute sa propre famille si cela lui faisait plaisir. Angélique s'en moquait. Ce n'est pas elle qui se mêlerait d'aider un policier à la démasquer. Elle avait autre chose à faire. Elle voulait être reçue à Versailles. Mais les derniers mètres de son ascension étaient les plus pénibles. Elle s'essoufflait. Elle sentait que, pour parvenir au but, il lui faudrait livrer un dernier combat, le plus dur, le plus âpre de tous...
Elle marqua un point important lorsque le hasard la remit en relation avec son frère, le jésuite Raymond de Sancé.
Chapitre 16
Un soir, fort avant dans la nuit, alors qu'Angélique sablait une épître à sa chère amie Ninon de Lenclos, on vint l'avertir qu'un clerc tonsuré la mandait d'urgence. Dans l'entrée, la jeune femme trouva un abbé qui lui dit que son frère, le R. P. de Sancé, voulait la voir.
– Tout de suite ?
– À l'heure même, Madame !
Angélique remonta prendre une niante et un masque. Heure bizarre pour le revoir d'un jésuite avec sa sœur, mais aussi avec la veuve d'un sorcier brûlé en place de Grève !
L'abbé dit que ce n'était pas loin. En quelques pas, la jeune femme se trouva devant une maison d'apparence bourgeoise, un ancien petit hôtel du Moyen Age attenant à la nouvelle collégiale des Jésuites. Dans le vestibule, le guide d'Angélique disparut comme un noir fantôme. Elle monta l'escalier, les yeux levés vers l'étage d'où se penchait une longue silhouette tenant un chandelier.
– C'est vous, ma sœur ?
– C'est moi, Raymond.
– Venez, je vous prie.
Elle le suivit sans poser de questions. Le lien secret des Sancé de Monteloup se renouait aussitôt. Il la fit entrer dans une cellule de pierre mal éclairée d'une veilleuse. Au fond de l'alcôve, Angélique distingua un pâle visage délicat – femme ou enfant ? – aux yeux clos.
– Elle est malade. Elle va peut-être mourir, dit le jésuite.
– Qui est-ce ?
– Marie-Agnès, notre sœur.
Après un instant de silence, il ajouta :
– Elle est venue se réfugier chez moi. Je l'ai fait reposer, mais, étant donné la nature de son mal, il me fallait l'aide et les conseils d'une femme. J'ai pensé à toi.
– Tu as bien fait. Qu'a-t-elle ?
– Elle perd du sang en abondance. Je pense qu'elle a dû se faire avorter. Angélique examina sa jeune sœur. Elle avait des mains maternelles, précises et qui savaient soigner. L'hémorragie ne semblait pas violente, mais lente et continue.
– Il faut arrêter cela au plus vite, sinon elle va mourir.
– J'ai pensé à faire venir un médecin, mais...
– Un médecin !... Il ne saurait que la saigner, ce qui l'achèverait.
– Malheureusement, je ne puis introduire ici une sage-femme, sans doute curieuse et bavarde. Notre règle est à la fois très libre et très stricte. Je ne recevrai aucun blâme d'avoir secouru ma sœur, en secret. Mais je dois éviter les commérages. Il m'est difficile de la garder dans cette maison qui est l'annexe du grand séminaire, tu me comprends sans peine...
– Dès qu'elle aura reçu les premiers soins, je la ferai transporter à mon hôtel. En attendant, il faut aller chercher le Grand Matthieu.
Un quart d'heure plus tard, Flipot galopait vers le Pont-Neuf, en sifflant parfois pour se faire reconnaître des rôdeurs. Angélique avait déjà eu recours au Grand Matthieu lors d'un accident de Florimond, renversé par un carrosse. Elle savait que l'empirique possédait un remède quasi miraculeux pour arrêter le sang. Il savait aussi, à l'occasion, lorsqu'on le lui recommandait, s'envelopper d'un manteau couleur de muraille... et de discrétion. Il vint aussitôt et soigna sa jeune patiente avec l'énergie et l'habileté d'une longue pratique, tout en monologuant à son habitude :