– On le raconte...
– Ninon, vous ne me ferez pas croire qu'il n'a pas couché avec vous.
– Hélas, si, ma chère, je vous le ferai croire. Il me faut bien reconnaître que tous mes talents ont échoué près de lui.
– Ninon, vous m'effrayez !
– À vrai dire, il me tentait, cet Adonis aux yeux durs. On le prétendait mal formé aux choses de l'amour, mais je ne redoute pas une certaine fougue maladroite et me plais à la discipliner. Je m'arrangeai donc pour l'attirer dans mon alcôve...
– Et alors ?
– Alors rien. J'aurais peut-être eu plus de chances avec un bonhomme de neige ramassé dans la cour. Il a fini par m'avouer que je ne l'inspirais aucunement, car il avait de l'amitié pour moi. Je crois qu'il lui faut la haine et la violence pour se sentir en forme.
– C'est un fou !
– Possible... Ou plutôt non, il est seulement en retard sur son temps. Il aurait dû naître cinquante ans plus tôt. Quand je le vois, il m'émeut étrangement car il me rappelle ma jeunesse.
– Votre jeunesse, Ninon ?... dit Angélique en regardant le teint délicat, sans une ride, de la courtisane. Mais vous êtes plus jeune que moi !
– Non, ma mie. Pour consoler certaines, on dit parfois : le corps vieillit, l'âme reste jeune. Mais, pour moi, c'est un peu le contraire : mon corps reste jeune – que les dieux en soient remerciés ! – mais mon âme a vieilli quand même. Le temps de ma jeunesse, ce fut la fin du dernier règne et le début de celui-ci. Les hommes étaient différents. On se battait partout : Huguenots, Suédois révoltés de M. Gaston d'Orléans. Les jeunes gens savaient faire la guerre et non l'amour. C'étaient de grands sauvages en cols de dentelles... Quant à Philippe... Savez-vous à qui il ressemble ? À Cinq-Mars, ce beau gentilhomme qui fut le favori de Louis XIII. Pauvre Cinq-Mars ! Il s'était épris de Marion Delorme. Mais le roi était jaloux. Et le cardinal de Richelieu n'a pas eu trop de mal à précipiter sa disgrâce. Cinq-Mars a posé sa belle tête blonde sur le billot. Il y avait beaucoup de destins tragiques en ce temps-là !
– Ninon, ne parlez pas comme une mère-grand. Cela ne vous va pas du tout.
– Il faut bien que je prenne un ton de mère-grand pour vous gronder un peu, Angélique. Car j'ai peur que vous ne vous égariez !... Angélique, ma jolie, vous qui savez ce qu'est un grand amour, n'allez pas me dire que vous vous êtes amourachée de Philippe. Il est trop loin de vous. Il vous décevrait plus qu'une autre.
Angélique rougit, et les coins de sa bouche tremblèrent comme ceux de la bouche d'un enfant.
– Pourquoi dites-vous que j'ai connu un grand amour ?
– Parce que cela se voit dans vos yeux. Elles sont si rares, les femmes qui portent au fond de leurs prunelles cette trace mélancolique et merveilleuse. Oui, je sais bien... C'est fini pour vous maintenant. De quelle façon ?... Qu'importe ! Peut-être avez-vous appris qu'il était marié, peut-être vous a-t-il trompée, peut-être est-il mort...
– Il est mort, Ninon !
– C'est mieux ainsi. Votre grande blessure est sans poison. Mais... Angélique se redressa avec fierté.
– Ninon, ne parlez plus, je vous en prie. Je veux épouser Philippe. Il faut que j'épouse Philippe. Vous ne pouvez pas comprendre pourquoi. Je ne l'aime pas, c'est vrai, mais il m'attire. Il m'a toujours attirée. Et j'ai toujours pensé qu'il m'appartiendrait un jour. Ne me dites plus rien...
*****
Nantie de ces piètres renseignements sentimentaux, Angélique retrouva en son salon ce même Philippe énigmatique. Il venait, mais l'intrigue ne progressait pas. Angélique finit par se demander s'il ne venait pas pour Marie-Agnès ; cependant, sa jeune sœur s'étant retirée chez les carmélites du faubourg Saint-Jacques pour préparer ses Pâques, il continua de se présenter fréquemment. Elle sut un jour qu'il se vantait de boire chez elle le meilleur rossoli de tout Paris. Peut-être ne venait-il que pour la seule dégustation de cette fine liqueur qu'elle préparait elle-même à grand renfort de fenouil, anis, coriandre, camomille et sucre macérés dans de l'eau-de-vie. Angélique avait la fierté de ses talents ménagers, et aucun appât ne lui paraissait négligeable. Mais elle fut blessée à cette pensée. Ni sa beauté, ni sa conversation n'attiraient donc Philippe ?
*****
Quand vinrent les premiers jours du printemps, elle se sentit désespérée, d'autant plus qu'un carême rigoureux l'affaiblissait. Elle s'était trop enthousiasmée en secret à l'idée d'épouser Philippe pour avoir le courage d'y renoncer. En effet, devenue marquise du Plessis, elle serait présentée à la cour, elle retrouverait sa terre natale, sa famille, et régnerait sur le beau château blanc qui avait ravi sa jeunesse.
Rendue nerveuse par des alternatives d'espoir et de découragement, elle brûlait d'aller consulter la Voisin pour se faire confirmer son avenir. L'occasion lui en fut fournie par Mme Scarron, qui se présenta un après-midi chez elle.
– Angélique, je viens vous chercher, car il faut absolument que vous m'accompagniez. Cette folle d'Athénaïs s'est mis en tête d'aller demander je ne sais quoi à une devineresse diabolique, une nommée Catherine Monvoisin. Il me semble que nous ne serons pas trop de deux femmes pieuses pour prier et lutter contre les maléfices qui vont peut-être s'abattre sur cette malheureuse imprudente.
– Vous avez parfaitement raison, Françoise, s'empressa de dire Angélique.
Flanquée de ses deux anges gardiens, Athénaïs de Montespan, trépidante et nullement émue, pénétra dans l'antre de la sorcière. C'était une fort belle maison du faubourg du Temple, la sorcière enrichie ayant déménagé du galetas sinistre où longtemps le nain Barcarole avait introduit de furtives silhouettes. Maintenant, on allait presque ouvertement chez elle.
Elle recevait en général ses pratiques sur une sorte de trône, et drapée dans un manteau brodé d'abeilles d'or. Mais, ce jour-là, Catherine Monvoisin, que la fréquentation du grand monde ne détournait pas de ses fâcheuses habitudes, était ivre à tomber. Dès le seuil du parloir où elles furent introduites, les trois femmes comprirent qu'on ne pourrait rien tirer de la pythonisse.
Celle-ci, après les avoir contemplées longuement d'un regard trouble, finit par descendre de son siège en titubant et fronça sur Françoise Scarron horrifiée, dont elle saisit la main.
– Vous alors, dit-elle, vous alors ! Vous avez une destinée peu ordinaire. Je vois la Mer, et puis la Nuit, et puis surtout le Soleil. La Nuit, c'est la misère. On sait ce que c'est ! Il n'y a rien de plus noir ! Comme la Nuit ! Mais le Soleil, c'est le roi. Voilà, ma belle, le roi vous aimera, et même il vous épousera.
– Mais vous vous trompez ! s'écria Athénaïs, furieuse. C'est moi qui suis venue vous demander si le roi m'aimerait. Vous confondez tout.
– Vous fâchez pas, ma p'tite dame, protesta l'autre d'une voix pâteuse. J'suis pas si saoule que je puisse confondre la destinée de deux personnes. Chacun la sienne, pas vrai ? Passez-moi votre main. Chez vous aussi, il y a le Soleil. Et puis, la Chance. Oui, vous aussi, le roi vous aimera. Mais, par exemple, il ne vous épousera pas.
– La peste soit de la pocharde ! marmonna Athénaïs en retirant sa main avec rage.
Mais la Voisin entendait donner à chacune pleine mesure. Elle s'empara d'office de la main d'Angélique, roula des yeux, hocha la tête.
– Une destinée prodigieuse ! La Nuit, mais surtout le Feu, le Feu qui domine tout.
– Je voudrais savoir si je vais épouser un marquis ?
– J'peux pas vous dire s'il est marquis, mais je vois deux mariages. Là, ces deux petits traits. Et puis six enfants...
– Seigneur !...
– Et puis... des liaisons !... Une, deux, trois, quatre, cinq...
– Ce n'est pas la peine, protesta Angélique en voulant retirer sa main.