– Attendez donc !... C'est ce Feu qui est surprenant. Il brûle toute votre vie... jusqu'à la fin. Il est si violent qu'il cache le Soleil. Le roi vous aimera, mais vous ne l'aimerez pas à cause de ce Feu...
Dans le carrosse qui les ramenait, Athénaïs ne décolérait pas.
– Cette femme ne vaut pas le premier sol de tout l'argent qu'on lui donne. Je n'ai jamais entendu pareil ramassis de sottises. Le roi vous aimera !... Le roi vous aimera !... Elle raconte la même chose à tout le monde !
*****
Ce fut par Mlle de Parajonc qu'Angélique apprit la nouvelle. Elle ne s'y attendait pas, et mit un certain temps à démêler la vérité dans le jargon de la vieille précieuse. Celle-ci vint la voir à son habitude, vers l'heure du souper, jaillissant de la nuit brumeuse comme une sombre chouette, ébouriffée de multiples rubans, lés yeux fixes et guetteurs. Charitablement, Angélique lui offrit quelques galettes au coin du feu. Philonide l'entretint longuement de leur voisine, Mme de Gauffray, qui venait de « sentir le contrecoup de l'amour permis », c'est-à-dire qu'après dix mois de mariage elle avait mis au monde un beau garçon. Puis elle s'étendit sur les malaises de « ses chers souffrants ». Angélique crut qu'elle parlait de ses vieux parents, mais il s'agissait seulement des pieds de Mlle de Parajonc. Les « chers souffrants » avaient des cors. Enfin, après avoir coupé les cheveux en quatre et les sentiments en huit, après avoir déclaré en regardant la pluie battre les carreaux : « Le troisième élément tombe », Philonide, toute au plaisir d'annoncer la nouvelle, décida de parler comme tout le monde :
– Savez-vous que Mme de Lamoignon va marier sa fille ?
– Grand bien lui fasse ! La petite n'est pas belle, mais elle a assez d'argent pour s'établir brillamment.
– Comme toujours, vous voyez juste aussitôt, ma très chère. C'est bien en effet la dot seule de cette petite noiraude qui put tenter un aussi beau gentilhomme que Philippe du Plessis.
– Philippe ?
– Vous n'en aviez ouï aucun écho ? interrogea Philonide, dont les yeux attentifs clignèrent.
Angélique s'était ressaisie. Elle dit en haussant les épaules :
– Peut-être... Mais je n'y avais pas attaché d'importance. Philippe du Plessis ne peut s'abaisser à épouser la fille d'un président, haut placé il est vrai, mais d'origine roturière.
La vieille fille ricana.
– Un paysan de mes domaines me disait souvent : L'argent ne se ramasse qu'à terre et, pour le ramasser, il faut se baisser. Chacun sait que le petit du Plessis est toujours en difficulté. Il joue gros jeu à Versailles et, pour l'équipement de sa dernière campagne, il a dépensé une fortune ; il traînait derrière lui un train de dix mulets portant sa vaisselle d'or et je ne sais quoi encore. La soie de sa tente était si brodée que les Espagnols la repéraient de leurs tranchées et l'avaient prise pour cible... Je reconnais d'ailleurs que ce charmant insensible est furieusement beau...
Angélique la laissait monologuer. Après une première réaction d'incrédulité, elle se sentait découragée. Ce dernier seuil à franchir pour se retrouver enfin dans la lumière du Roi Soleil : le mariage avec Philippe, s'écroulait. Elle avait toujours su, d'ailleurs, que ce serait trop difficile et qu'elle n'aurait pas la force suffisante. Elle était usée, à bout... Elle n'était qu'une chocolatière et ne pourrait se maintenir plus longtemps au niveau de la noblesse, qui ne l'accueillerait jamais. On la recevait, on ne l'accueillait pas... Versailles !... Versailles !... L'éclat de la cour, le rayonnement du Roi-Soleil ! Philippe ! Beau dieu Mars inaccessible !... Elle retomberait au niveau d'un Audiger. Et ses enfants ne seraient jamais gentilshommes... Toute à ses pensées, elle ne se rendait pas compte du temps écoulé. Le feu s'éteignait dans la cheminée, la chandelle fumait.
Angélique entendit Philonide interpeller aigrement Flipot, qui se tenait de garde près de la porte :
– Inutile, ôtez le superflu de cet ardent.
Comme Flipot restait bouche bée, Angélique traduisit d'un ton las :
– Laquais, mouche la chandelle.
Philonide de Parajonc se levait, satisfaite.
– Ma chère, vous semblez rêveuse. Je vous laisse à vos muses...
Chapitre 18
Cette nuit-là, Angélique ne put fermer l'œil. Au matin, elle assista à la messe. Elle en sortit très calme. Pourtant, elle n'avait pris aucune décision et lorsque, dans l'après-midi, l'heure du Cours arriva et qu'elle monta dans son carrosse, elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire.
Mais elle avait apporté un soin particulier à sa toilette. Tapotant ses failles et ses soies, elle se gourmanda tout à coup dans la solitude de la voiture. Pourquoi avait-elle étrenné aujourd'hui cette robe nouvelle à trois jupes alternées, couleur de marron dinde, de feuille morte et de tendre verdure ? Une broderie arachnéenne d'or, soulignée de perles, recouvrait comme d'un réseau de ramures étincelantes la première jupe, le manteau de robe et le corsage. Les dentelles du col et des manches nouées de vert reproduisaient le dessin des broderies. Angélique les avait tout spécialement fait exécuter par les ateliers d'Alençon, sur un projet de M. de Moyne, ornemaniste des maisons royales. Angélique avait tout d'abord réservé cette toilette, austère et somptueuse à la fois, pour les réunions de grandes dames telles que celles qu'offrait Mme d'Albret, où les propos mondains ne se voulaient pas trop frivoles. Angélique savait que sa robe lui allait admirablement au teint et aux yeux, bien qu'elle la vieillît un peu. Mais pourquoi l'avait-elle mise pour se rendre au Cours ? Espérait-elle éblouir l'implacable Philippe ou, par la sévérité de sa mise, lui inspirer confiance ?... Elle s'éventa nerveusement pour atténuer la bouffée de chaleur qui lui montait aux joues.
*****
Chrysanthème fronça sa petite truffe humide et jeta un regard perplexe à sa maîtresse.
– Je crois que je vais faire une sottise, Chrysanthème, lui dit la jeune femme avec mélancolie. Mais je ne peux pas renoncer. Non, vraiment, je ne peux pas renoncer. Puis, à la grande surprise du petit chien, elle ferma les yeux et se laissa aller dans le fond de la voiture comme si elle avait perdu toutes ses forces. Cependant, en arrivant aux abords des Tuileries, Angélique se ranima subitement. Les yeux étincelants, elle prit le petit miroir ouvragé qui pendait à sa ceinture et vérifia son maquillage. Paupières noires, lèvres rouges. Elle ne se permettait rien d'autre. Elle n'essayait pas de se blanchir le teint, ayant fini par remarquer que la chaleur de sa carnation lui attirait plus d'hommages que les délicats essais de replâtrage à la mode. Ses dents, soigneusement frottées à la poudre de fleurs de genêts et rincées au vin brûlé, avaient un éclat humide.
Elle se sourit.
Elle prit Chrysanthème sous un bras et, retenant d'une main son manteau de robe, franchit la grille des Tuileries. Un court instant, elle se dit que, si Philippe n'était pas là, elle renoncerait à la lutte. Mais il était là. Elle l'aperçut près du Grand Parterre, aux côtés du prince de Condé, qui pérorait en ce lieu favori où il aimait venir se montrer aux badauds. Angélique avança hardiment vers le groupe. Elle savait tout à coup que, puisque le destin avait amené Philippe aux Tuileries, elle accomplirait ce qu'elle avait décidé. La fin d'après-midi était douce et fraîche. Une ondée légère, qui venait de tomber, avait assombri le sable et verni les premières feuilles aux arbres.
*****
Angélique passait, saluant, souriante. Elle se disait avec contrariété que sa robe jurait horriblement avec le costume que portait Philippe. Lui, toujours vêtu de pâle, il arborait, ce soir-là, un extraordinaire habit bleu paon avec d'épaisses boutonnières de broderies d'or sans intervalles. Toujours à l'avant-garde de la mode, il avait déjà donné à sa tenue la forme nouvelle d'un ample juponnement que l'épée relevait par-derrière. Ses manchettes étaient belles, mais les « canons » étaient à peu près inexistants et le haut-de-chausses serrait étroitement les genoux. Ceux qui portaient encore une rhingrave rougissaient en le rencontrant. De beaux bas écarlates, à coins d'or, accompagnaient les talons rouges de ses souliers de cuir à boucles de diamants. Sous son bras, Philippe portait un petit chapeau de castor, si fin qu'on l'aurait dit de vieil argent poli. Le tour de plume était bleu de ciel, et, comme le jeune homme venait d'arriver, il n'avait pas eu l'ennui de voir ce chef-d'œuvre d'azur défrisé par la pluie printanière. Avec sa perruque blonde cascadant sur ses épaules, Philippe du Plessis-Bellière était semblable à un bel oiseau dressé sur ses ergots.