– Que dites-vous là, madame ? protesta Philippe, indigné. Que le prince ait été en rébellion contre M. Mazarin, il ne le nie pas lui-même. Sa haine l'a entraîné plus loin qu'il n'aurait voulu. Mais, attenter aux jours du roi, jamais cette idée n'a pu l'effleurer. Voilà bien les propos inconsidérés des femmes !
– Oh ! ne faites pas l'innocent, Philippe. Vous savez aussi bien que moi que cela est vrai, puisque c'est dans votre propre château que le complot s'est tramé. Il y eut un silence, et Angélique comprit qu'elle avait visé juste.
– Vous êtes folle ! dit Philippe d'une voix altérée.
Angélique se tourna subitement vers lui. Avait-elle donc trouvé si vite le chemin de sa peur, de son unique peur ?...
Elle le vit pâle, tendu, ses yeux la guettant avec une expression enfin attentive. Elle dit à voix basse :
– J'étais là. Je les ai entendus. Je les ai vus. Le prince de Condé, le moine Exili, la duchesse de Beaufort, votre père, et bien d'autres encore vivants et qui pour l'heure font benoîtement leur cour à Versailles. Je les ai entendus se vendre à M. Fouquet.
– C'est faux !
Fermant à demi les yeux, elle récita :
– Moi Louis II, prince de Condé, je donne à Mgr Fouquet l'assurance de n'être jamais à aucune autre personne qu'à lui, de lui remettre mes places, fortifications et autres, toutes les fois...
– Taisez-vous ! cria-t-il avec horreur.
– Fait au Plessis-Bellière, le 20 septembre 1649.
Avec jubilation, elle le voyait pâlir de plus en plus :
– Petite sotte, dit-il en haussant les épaules avec mépris. Pourquoi exhumez-vous ces vieilles histoires ? Le passé est le passé. Le roi lui-même refuserait d'y ajouter foi.
– Le roi n'a jamais eu entre les mains de tels documents. Il n'a jamais su vraiment jusqu'où pouvait aller la traîtrise des grands.
Elle s'interrompit pour saluer le carrosse de Mme d'Albret, puis reprit avec beaucoup de douceur :
– Il n'y a pas encore cinq années, Philippe, que M. Fouquet a été condamné...
– Et après ? Où voulez-vous en venir ?
– À ceci : que le roi, de longtemps encore, ne pourra voir avec tendresse les noms de telles ou telles personnes accolés à celui de M. Fouquet.
– Il ne les verra pas. De tels documents ont été détruits.
– Pas tous.
Le jeune homme se rapprocha d'elle sur la banquette de velours. Elle avait rêvé d'un tel geste pour un baiser d'amour, mais l'heure n'était manifestement pas à la galanterie. Il lui saisit le poignet et le broya dans sa main fine dont les jointures blanchirent. Angélique se mordit les lèvres de douleur, mais son plaisir fut le plus fort. Elle préférait mille fois le voir ainsi, violent et grossier, que lointain, fuyant, inattaquable dans la retraite de son dédain. Sous le fard léger dont il se maquillait, le visage du marquis du Plessis était livide. Il lui saisit le poignet.
Elle reçut en plein visage son haleine musquée.
– Le coffret avec le poison..., souffla-t-il. C'est donc vous qui l'aviez pris !
– Oui, c'est moi.
– Petite garce ! J'ai toujours été certain que vous saviez quelque chose. Mon père ne le croyait pas. La disparition de ce coffret l'a torturé jusqu'au seuil de la mort. Et c'était vous ! Et vous avez encore ce coffret ?
– Je l'ai toujours.
Il se mit à jurer entre ses dents. Angélique pensait que c'était une chose magnifique de voir ces belles lèvres fraîches débiter un tel chapelet de jurons.
– Lâchez-moi, dit-elle, vous me faites mal.
Il s'écarta lentement, mais avec un éclair dans le regard.
– Je sais, dit Angélique, que vous voudriez bien me faire plus de mal encore. Me faire mal jusqu'à ce que je me taise à jamais. Mais vous n'y gagneriez rien, Philippe. Le jour même de ma mort, mon testament doit être remis au roi, qui y trouvera les révélations nécessaires et l'indication de la cachette où se trouvent les documents.
Avec des petites grimaces, elle décollait de son poignet la chaîne d'or dont les doigts de Philippe avaient incrusté les maillons dans sa chair.
– Vous êtes une brute, Philippe, dit-elle sur un ton léger.
Puis elle affecta de regarder par la portière. Maintenant, elle était très calme.
*****
Au-dehors, le soleil couchant avait fini de traîner ses ors à travers les arbres. Le carrosse était revenu vers le bois de Boulogne. Il faisait clair encore, mais la nuit n'allait pas tarder à tomber.
Angélique se sentit pénétrée par l'humidité. Avec un frisson, elle se tourna de nouveau vers Philippe.
Il était aussi blanc et immobile qu'une statue, mais elle remarqua que sa moustache blonde était mouillée de sueur.
– J'aime le prince, dit-il, et mon père était un honnête homme. Je pense qu'on ne peut pas faire cela... Combien d'argent voulez-vous en échange de ces documents ? J'emprunterai, s'il le faut.
– Je ne veux pas d'argent.
– Que voulez-vous alors ?
– Je vous l'ai dit il y a un instant, Philippe. Je veux que vous m'épousiez.
– Jamais ! fit-il en reculant.
Le dégoûtait-elle à ce point ? Il y avait eu pourtant entre eux plus que des échanges mondains. N'avait-il pas recherché sa compagnie ? Ninon elle-même en avait fait la remarque.
Ils demeurèrent silencieux. Ce ne fut que lorsque l'équipage se fut rangé devant la porte cochère de l'hôtel du Beautreillis qu'Angélique se rendit compte qu'elle était revenue à Paris. Il faisait maintenant tout à fait sombre. La jeune femme ne voyait plus le visage de Philippe. C'était mieux ainsi.
Elle eut l'audace d'interroger d'un ton mordant :
– Eh bien, marquis, où en êtes-vous de vos méditations ?
Il bougea et parut s'éveiller d'un mauvais songe.
– C'est entendu, madame, je vous épouserai ! Veuillez vous présenter demain soir à mon hôtel de la rue Saint-Antoine. Vous y discuterez avec mon intendant les termes du contrat.
Angélique ne lui tendit pas la main. Elle savait qu'il la refuserait.
*****
Elle dédaigna la collation que lui présentait le valet de chambre et, contrairement à son habitude, ne monta pas chez les enfants, mais gagna directement le refuge familier de son bureau chinois.
– Laisse-moi, dit-elle à Javotte qui se présentait pour la dévêtir. Lorsqu'elle fut seule, elle souffla les chandelles, car elle avait peur d'apercevoir son reflet dans une glace.
Elle demeura longtemps immobile, appuyée dans l'encoignure sombre de la fenêtre. Du beau jardin, lui venaient, à travers l'ombre, des senteurs de fleurs nouvelles. Le fantôme noir du Grand Boiteux au masque de fer la guettait-il ? Elle refusait de se retourner, de regarder en elle-même. « Tu m'as laissée seule ! Alors, que pouvais-je faire ? » criait-elle au fantôme de son amour. Elle se disait que bientôt elle serait marquise du Plessis-Bellière, mais il n'y avait aucune joie dans son triomphe. Elle ressentait seulement une brisure de son être entier, un effondrement.
« Ce que tu as fait là est ignoble, affreux !... »
Des larmes coulaient sur ses joues, et, le front appuyé aux vitraux où une main sacrilège avait effacé les armes du comte de Peyrac, elle pleurait à petits coups en se jurant que ces larmes de faiblesse étaient les dernières qu'elle verserait jamais. Chapitre 19
Lorsque, le lendemain dans la soirée, Mme Morens se présenta à l'hôtel de la rue Saint-Antoine, elle avait retrouvé un peu de fierté. Elle avait décidé de ne pas compromettre par des scrupules tardifs les suites d'un acte qu'elle avait eu tant de mal à accomplir. « Le vin est tiré, il faut le boire », aurait dit maître Bourjus. La tête haute, elle entra dans un grand salon qu'éclairait seul le feu de l'âtre. Il n'y avait personne. Elle eut le temps de rejeter sa mante, de se démasquer et de tendre ses doigts à la flamme. Bien qu'elle se défendit de toute appréhension, elle se sentait les mains froides et le cœur battant.