Выбрать главу

Quelques instants plus tard, une portière se souleva et un vieil homme modestement vêtu de noir s'approcha d'elle et la salua profondément. Angélique n'avait pas songé un seul instant que l'intendant des Plessis-Bellière ne pouvait être que le sieur Molines. En le reconnaissant, elle poussa un cri de surprise et lui saisit spontanément les deux mains.

– Monsieur Molines !... est-ce possible ? Quelle... oh ! que je suis heureuse de vous revoir.

– Vous m'honorez beaucoup, Madame, répondit-il en s'inclinant derechef. Veuillez prendre place dans ce fauteuil, je vous prie.

Lui-même s'assit près de l'âtre devant un petit guéridon sur lequel étaient disposées des tablettes, une écritoire et une coupe à sable.

Tandis qu'il taillait une plume, Angélique, encore stupéfaite par cette apparition, l'examinait. Il avait vieilli, mais ses traits restaient fermes, son regard rapide et inquisiteur. Seuls, ses cheveux qu'il coiffait d'une calotte de drap noir étaient devenus tout à fait blancs. À son côté, Angélique ne pouvait s'empêcher d'évoquer la silhouette robuste de son père qui, tant de fois, était venu s'asseoir au foyer de l'intendant huguenot pour deviser et préparer l'avenir de sa nichée.

– Pouvez-vous me donner des nouvelles de mon père, monsieur Molines ?

L'intendant souffla sur les petits débris de la plume d'oie.

– M. le baron est en bonne santé, Madame.

– Et les mulets ?

– Ceux de la dernière saison viennent bien. Je crois que ce petit commerce donne satisfaction à M. le baron.

*****

Aux côtés de Molines, Angélique était assise comme jadis, jeune fille pure, un peu intransigeante, et si droite. C'était Molines qui avait négocié son mariage avec le comte de Peyrac. Aujourd'hui, elle le revoyait apparaître, mais cette fois sur les pas de Philippe. Comme une araignée tissant des fils patients, Molines s'était toujours trouvé mêlé à la trame de sa vie. C'était rassurant de l'avoir retrouvé. N'était-ce pas le signe que le présent renouait avec le passé ? La paix de la terre natale, la force puisée au sein du patrimoine familial, mais aussi les soucis de l'enfance, les efforts du pauvre baron pour caser sa progéniture, les inquiétantes générosités de l'intendant Molines...

– Vous souvenez-vous ? demanda-t-elle rêveusement. Vous étiez là, le soir de mes noces à Monteloup. Je vous en voulais beaucoup. Et pourtant, j'ai été magnifiquement heureuse, grâce à vous.

Le vieillard lui jeta un regard par-dessus ses grosses lunettes d'écaillé.

– Sommes-nous ici pour nous perdre en considérations émouvantes sur votre premier mariage, ou pour négocier les accords du second ?

Les joues d'Angélique s'empourprèrent.

– Vous êtes dur, Molines.

– Vous aussi, vous êtes dure, Madame, si j'en crois les moyens employés pour convaincre mon jeune maître de vous épouser.

Angélique respira profondément, mais son regard ne se détourna pas. Elle sentait que le temps n'était plus où, fillette intimidée, jeune fille pauvre, elle regardait avec crainte le tout-puissant intendant Molines qui tenait entre ses mains le sort de sa famille. Elle était une femme d'affaires que M. Colbert ne dédaignait pas d'entretenir et dont les raisonnements lucides désarçonnaient le banquier Pennautier.

– Molines, vous m'avez dit un jour : « Quand on veut atteindre un but, on doit accepter de payer un peu de sa personne. » Ainsi, dans cette affaire, je crois que je vais perdre quelque chose d'assez précieux : l'estime de moi-même... Mais tant pis ! J'ai un but à atteindre. Un mince sourire étira les lèvres sévères du vieillard.

– Si mon humble approbation peut vous être de quelque réconfort, Madame, je vous l'accorde.

Ce fut au tour d'Angélique de sourire. Elle s'entendrait toujours avec Molines. Cette certitude lui donna le courage d'affronter la discussion du contrat.

– Madame, reprit-il, il s'agit d'être précis. M. le marquis m'a bien fait comprendre que les enjeux sont graves. C'est pourquoi je vais vous exposer les quelques conditions auxquelles vous devez souscrire. Vous m'exposerez ensuite les vôtres. Puis je rédigerai le contrat et en ferai lecture devant les deux parties. Tout d'abord, madame, vous vous engagerez à jurer sur le crucifix que vous connaissez la cachette de certain coffret dont M. le marquis désire s'assurer la possession. Ce n'est qu'à la suite de ce serment que les écritures prendront quelque valeur...

– Je suis prête à le faire, affirma Angélique en étendant la main.

– Dans quelques instants, M. du Plessis va se présenter avec son aumônier. En attendant, clarifions la situation. Étant convaincu que Mme Morens est possesseur d'un secret qui l'intéresse hautement, M. le marquis du Plessis-Bellière acceptera d'épouser Mme Morens, née Angélique de Sancé de Monteloup, contre les avantages suivants : le mariage accompli, c'est-à-dire immédiatement après la bénédiction nuptiale, vous vous engagez à vous dessaisir dudit coffret en présence de deux témoins qui seront sans doute l'aumônier ayant béni le mariage et moi-même, votre humble serviteur. D'autre part, M. le marquis exige de pouvoir disposer librement de votre fortune.

– Oh ! pardon ! dit vivement Angélique. M. le marquis disposera de tout l'argent qu'il voudra et je suis prête à fixer le chiffre de la rente que je lui verserai annuellement. Mais je resterai seule propriétaire et gérante de mon avoir. Je m'oppose même à ce qu'il y participe de quelque façon que ce soit car je ne tiens pas à avoir travaillé durement pour me retrouver sur la paille, même avec un beau nom. Je connais le génie dilapidatoire des grands seigneurs !

Sans sourciller, Molines ratura quelques lignes et en écrivit d'autres. Il demanda ensuite à Angélique de lui faire un exposé aussi détaillé que possible des diverses affaires dont elle s'occupait... Assez fièrement, elle mit l'intendant au courant de ses entreprises, heureuse de pouvoir soutenir la discussion avec ce vieux renard et de lui indiquer les personnages importants près desquels il pourrait vérifier ses dires. Cette précaution n'offusqua pas la jeune femme, car, depuis qu'elle se débattait dans les arcanes de la finance et du commerce, elle avait appris à considérer que toute parole n'est valable que dans la mesure où elle est appuyée par des faits contrôlables. Elle nota dans ses yeux un éclair d'admiration lorsqu'elle lui eut expliqué sa position à la Compagnie des Indes et comment elle y était parvenue.

– Avouez que je ne me suis pas mal débrouillée, monsieur Molines, conclut-elle.

Il hocha la tête.

– Vous n'avez pas démérité. Je reconnais que vos combinaisons ne me semblent pas maladroites. Tout dépend évidemment de ce que vous avez pu engager au départ.

Angélique eut un petit rire amer et dur.

– Au départ ?... Je n'avais RIEN, Molines, moins que rien. La pauvreté dans laquelle nous vivions à Monteloup n'était rien en regard de celle que j'ai connue après la mort de M. de Peyrac.

Pour avoir prononcé ce nom, ils demeurèrent un long moment silencieux. Comme le feu baissait, Angélique prit une bûche dans le coffre placé près de l'âtre et la posa sur les tisons.

– Il faudra que je vous parle de votre mine d'Argentières, dit enfin Molines du même ton paisible. Elle a beaucoup contribué au soutien de votre famille, ces dernières années, mais il est juste que, maintenant, vous puissiez toucher, ainsi que vos enfants, l'usufruit de cette production.

– La mine n'a donc pas été mise sous scellés et attribuée à d'autres, comme tous les biens du comte de Peyrac ?