Lorsqu'il se fut éloigné entre les tables, Angélique resta figée par la sensation d'inquiétude et de chagrin qui lui serrait la gorge.
– Moi, je vais vous quitter, avait dit Desgrez.
Tout à coup elle comprenait que, dans le monde où elle allait revenir : la cour, Versailles, Saint-Germain, le Louvre, elle ne rencontrerait plus le policier Desgrez et son chien Sorbonne. Ils s'effaceraient, retourneraient dans ce décor de valets, de marchands, de petit peuple qui tourne sa ronde autour des grands et que les yeux de ces derniers ne voient pas.
Angélique se leva à son tour et, rapidement, gagna la porte par laquelle Desgrez était sorti. Elle l'aperçut, s'éloignant par les allées obscurcies du jardin et suivi de la silhouette blanche de Sorbonne.
Elle courut derrière lui :
– Desgrez !
Il s'arrêta et revint sur ses pas. Angélique le poussa dans la pénombre d'une tonnelle et elle lui mit ses bras autour du cou.
– Embrassez-moi, Desgrez.
Il eut un petit sursaut.
– Qu'est-ce qui vous prend ? Vous avez un pamphlétaire à sauver ?
– Non... mais je...
Elle ne savait comment lui exprimer la panique qui l'avait saisie à la pensée qu'elle ne le rencontrerait plus. Troublée, elle frotta câlinement sa joue contre l'épaule de Desgrez.
– Vous comprenez, je vais me marier. Alors, après, il ne me sera plus guère possible de tromper mon mari.
– Au contraire, ma chérie. Une grande dame ne doit pas tomber dans le ridicule d'aimer son mari et de lui être fidèle. Mais je vous comprends. Quand vous serez la marquise du Plessis-Bellière, il ne sera guère élégant pour vous de compter parmi vos amants un policier nommé Desgrez ?
– Oh ! pourquoi cherchez-vous des raisons ? protesta Angélique.
Elle aurait voulu rire, mais elle n'arrivait pas à maîtriser son émotion. Et ses yeux s'emplirent de larmes quand elle murmura de nouveau :
– Pourquoi chercher des raisons ? Depuis que le monde est monde, qui donc, messieurs, réussira à expliquer le cœur des femmes et le pourquoi de leurs passions ? Il reconnut l'écho de sa propre voix, lorsqu'il s'était dressé jadis, dans le prétoire, pour y défendre le comte de Peyrac.
En silence, il referma ses bras sur elle et la serra contre lui.
– Vous êtes mon ami, Desgrez, murmurait Angélique. Je n'en ai point de meilleur, je n'en aurai jamais de meilleur. Dites-moi, vous qui savez tout, dites-moi que je ne suis pas devenue indigne de LUI. C'était un homme qui avait dominé ses disgrâces et la pauvreté, au point de régner sur l'esprit des autres comme peu d'êtres peuvent le faire... Mais moi, moi, que n'ai-je pas dominé aussi ?... Vous qui savez d'où je reviens, souvenez-vous et dites-moi... Suis-je indigne de ce prodigieux phénomène de volonté qu'était le comte de Peyrac ?... Dans la force que j'ai déployée pour arracher ses fils à la misère, ne reconnaîtrait-il pas la sienne ?... S'il revenait...
– Oh ! ne vous cassez donc pas la tête, mon ange, fit Desgrez de sa voix traînante. S'il revenait... eh bien, s'il revenait, autant que j'ai pu juger cet homme, je pense qu'il commencerait par vous flanquer une volée de bois vert. Ensuite, il vous prendrait dans ses bras et vous ferait l'amour jusqu'à ce que vous demandiez grâce. Puis, tous les deux, vous vous préoccuperiez de trouver un coin tranquille pour y attendre vos noces d'or. Calmez-vous, mon ange. Et suivez votre chemin.
– N'est-ce pas bizarre, Desgrez, que je ne puisse détruire en moi cette espérance de le revoir un jour ? Certains ont dit que... ce n'était pas lui qu'on a brûlé en place de Grève.
– N'écoutez pas les racontars, fit-il durement. On cherche toujours à créer des légendes autour des êtres extraordinaires. Il est mort, Angélique. N'espérez plus. Cela use l'âme. Regardez en avant et épousez votre petit marquis.
Elle ne répondit pas. Son cœur se gonflait d'une peine immense, démesurée, enfantine.
– Je n'en puis plus ! gémit-elle. Je suis trop triste. Embrassez-moi, Desgrez.
– Oh ! ces femmes, grommela-t-il. Elles vous entretiennent de leur plus grand amour, de l'être unique. Et puis, la seconde d'après, elles vous demandent de les embrasser. Quelle engeance !
Un peu brutalement, il lui rabattit les manches de son corsage jusqu'aux coudes, dévoilant ses épaules, et elle sentit les mains velues de Desgrez se glisser sous ses aisselles, dont il parut goûter avec plaisir la chaleur secrète.
– Vous êtes appétissante en diable, je ne puis le nier, mais je ne vous embrasserai point.
– Pourquoi ?
– Parce que j'ai autre chose à faire que de vous aimer. Et, si je vous ai prise une fois, c'était bien pour vous rendre service. Car ce fut une fois de trop pour la paix de mon âme.
Lentement, il retira ses mains, prenant le temps d'effleurer au passage les seins gonflés par le busc du plastron.
– Ne m'en veuillez pas, ma jolie, et souvenez-vous de moi... parfois. Je vous en saurai gré. Bonne chance, marquise des Anges !...
Chapitre 24
Dès le début, Philippe lui avait dit que le mariage aurait lieu au Plessis. Il ne tenait pas à donner le moindre faste à cette cérémonie. Cela arrangeait parfaitement Angélique, en la mettant ainsi dans la possibilité de retrouver le fameux coffret sans se livrer à des démarches qui auraient attiré l'attention. Parfois, elle avait une brusque sueur froide en se demandant si ce coffret était toujours à la même place, dans la fausse tourelle du château. Quelqu'un ne l'avait-il pas découvert ? Mais la chose était peu probable. Qui se serait avisé d'aller traîner sur une gouttière à peine assez large pour un enfant, et de regarder à l'intérieur d'une petite tourelle d'aspect aussi insignifiant ? Et elle savait qu'au cours des dernières années le château du Plessis n'avait été l'objet d'aucune transformation. Il y avait donc de grandes chances qu'elle retrouvât l'enjeu de son triomphe. À l'heure même du mariage, elle pourrait le remettre à Philippe.
Les préparatifs du départ pour le Poitou furent animés. On emmenait là-bas Florimond et Cantor, ainsi que toute la maisonnée : Barbe, Pied-Léger, les chiens, le singe et les perroquets. Avec les malles et la valetaille, il fallut un carrosse et deux voitures. Le train de Philippe suivrait de son côté.
Celui-ci affectait de rester étranger à toute cette affaire. Il continuait à courir les fêtes et les réceptions à la cour. Lorsqu'on faisait allusion à son mariage, il haussait les sourcils d'un air étonné, puis s'exclamait d'un ton méprisant et dédaigneux :
– Ah ! oui ! en effet !
Durant cette dernière semaine, Angélique ne le vit pas une seule fois. Par billets brefs que transmettait Molines, il lui dictait ses ordres. Elle devait partir à telle date. Il la rejoindrait tel jour. Il arriverait avec l'abbé et Molines. Le mariage aurait lieu aussitôt. Angélique s'exécutait en épouse docile. On verrait plus tard à faire changer de ton à ce blanc-bec. Après tout, elle lui apportait une fortune et elle ne lui avait pas brisé le cœur en le séparant de la petite de Lamoignon. Elle lui ferait comprendre que, si elle avait dû agir un peu brutalement, tous deux n'en trouvaient pas moins leur intérêt dans cette affaire et que sa bouderie à lui était ridicule.
Soulagée et déçue à la fois de ne pas le voir, Angélique s'efforça de ne pas trop penser à son « fiancé ». Le « problème Philippe » plantait une épine au sein de sa joie et, quand elle réfléchissait, elle s'apercevait qu'elle avait peur. Mieux valait donc ne pas réfléchir.
*****
Les voitures couvrirent en moins de trois jours la distance séparant Paris de Poitiers. Les chemins étaient assez mauvais, défoncés par les pluies printanières, mais il n'y eut pas d'incident, à part un essieu brisé un peu avant d'arriver à Poitiers. Les voyageurs restèrent vingt-quatre heures dans cette ville. Le surlendemain, dans la matinée, Angélique commença à reconnaître les lieux. On passa non loin de Monteloup. Elle se retint de ne pas y courir, mais les enfants étaient fatigués et sales. On avait dormi la nuit précédente dans une mauvaise auberge infestée de puces et de rats. Pour trouver quelque confort, il fallait gagner le Plessis.