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On trouva le vieux baron près de la nourrice, qui épluchait des oignons. La nourrice était toujours aussi grande et alerte, mais elle avait perdu ses dents, et ses cheveux tout blancs faisaient paraître son visage aussi brun que celui d'une Mauresque. Était-ce une illusion ? Il parut à Angélique que la joie avec laquelle son père et la vieille femme l'accueillaient avait quelque chose d'un peu forcé, comme il arrive lorsqu'on retrouve vivant une personne qu'on a crue morte. On l'a pleurée certes, mais la vie s'est tissée sans elle, et voici qu'il faut lui refaire une place. La présence de Florimond et de Cantor dissipa la gêne. La nourrice pleurait en serrant « ces beaux mignons » sur son cœur. En trois minutes, les enfants eurent les joues rouges de ses baisers, les mains pleines de pommes et de noix. Cantor, grimpé sur la table, chanta tout son répertoire.

– Et la vieille petite dame de Monteloup, le fantôme, est-ce qu'elle se promène toujours ? demanda Angélique.

– Je ne l'ai plus vue depuis longtemps, dit la nourrice en hochant la tête. Depuis que Jean-Marie, le dernier de la famille, est parti au collège, elle n'a plus reparu. J'ai toujours pensé qu'elle cherchait un enfant...

Dans le salon obscur, la tante Marthe continuait à régner devant son métier à tapisserie, comme une grasse et noire araignée au milieu de sa toile.

– Elle n'entend plus et elle a la cervelle dérangée, expliqua le baron.

Cependant, la vieille, après avoir dévisagé Angélique, demanda d'un ton rauque :

– Le Boiteux est-il venu, lui aussi ? Je croyais qu'on l'avait brûlé ?

Ce fut la seule allusion qu'on fit, à Monteloup, sur le premier mariage d'Angélique. On semblait préférer laisser dans l'ombre cette partie de sa vie. D'ailleurs le vieux baron paraissait ne pas se poser beaucoup de questions. À mesure que ses enfants s'en allaient, se mariaient, revenaient ou ne revenaient pas, il les confondait un peu dans son esprit. Il parlait beaucoup de Denis, l'officier, et de Jean-Marie, le dernier. Il ne se préoccupait pas d'Hortense et ne savait manifestement pas ce qu'était devenu Gontran. En fait, le sujet principal de sa conversation, c'était toujours les mulets. Lorsque Angélique eut parcouru le château, elle se trouva rassérénée. Monteloup était resté le même. Tout y était toujours un peu triste, un peu misérable, mais si cordial !

Elle vit avec jubilation que ses enfants s'installaient dans la cuisine de Monteloup, tout comme s'ils y étaient nés parmi les vapeurs de la soupe aux choux et les histoires de la nourrice.

Ils insistaient pour qu'on restât à souper et à coucher. Mais Angélique les ramena au Plessis, car elle craignait l'arrivée de Philippe, et elle voulait être là pour le recevoir. Le lendemain, comme aucun courrier ne l'annonçait encore, elle retourna seule chez son père.

En sa compagnie, elle parcourut les terres, et il lui montra tous ses aménagements. L'après-midi était fin et parfumé. Angélique avait envie de chanter. Quand la promenade fut terminée, le baron s'arrêta subitement et se mit à regarder sa fille avec attention. Puis il poussa un soupir :

– Ainsi, tu es revenue, Angélique ? dit-il.

Il appuya sa main sur l'épaule de la jeune femme et répéta à plusieurs reprises, les yeux humides de larmes :

– Angélique, ma fille Angélique !...

Celle-ci répondit, émue :

– Je suis revenue, père, et nous allons pouvoir nous retrouver souvent. Vous savez que va avoir lieu mon mariage avec Philippe du Plessis-Bellière, pour lequel vous nous avez envoyé votre consentement.

– Mais je croyais que ce mariage avait déjà eu lieu ? fit-il étonné.

Angélique serra les lèvres et n'insista pas. Quelles étaient les intentions de Philippe en laissant croire aux gens du pays et à sa propre famille que le mariage avait été célébré à Paris ?...

Chapitre 25

Sur la route du retour, elle n'était pas sans inquiétude, et son cœur battit plus vite lorsqu'elle reconnut dans la cour l'équipage du marquis. Les laquais lui dirent que leur maître était arrivé depuis plus de deux heures. Elle se hâta vers le château. Comme elle montait l'escalier, elle entendit les enfants crier.

« Encore une colère de Florimond ou de Cantor, se dit-elle contrariée. L'air de la campagne les rend turbulents. »

Il ne fallait pas que leur futur beau-père pût les considérer comme des êtres insupportables. Elle se précipita vers la chambre des petits pour y mettre sévèrement de l'ordre. Elle reconnut la voix de Cantor. Il criait sur un ton d'indicible terreur et, à ses cris, se mêlaient des aboiements féroces.

Angélique ouvrit la porte et demeura pétrifiée.

Devant la cheminée, où flambait un grand feu, Florimond et Cantor, serrés l'un contre l'autre, se trouvaient acculés par trois énormes chiens-loups, noirs comme des diables d'enfer et qui aboyaient férocement en tirant sur leurs laisses de cuir. Les extrémités de ces laisses étaient réunies dans la main du marquis du Plessis. Celui-ci, tout en retenant les bêtes, paraissait s'amuser beaucoup de la frayeur des enfants. Sur le dallage, Angélique reconnut, baignant dans une mare de sang, le cadavre de Parthos, l'un des dogues familiers des petits garçons, qui avait dû être étranglé en essayant de les défendre. Cantor criait, son visage rond inondé de larmes. Mais la figure blême de Florimond avait une extraordinaire expression de courage. Il avait tiré sa petite épée et, la pointant vers les bêtes, essayait de protéger son frère.

Angélique n'eut pas le temps de pousser une exclamation. Plus rapide que sa pensée, un réflexe lui fit saisir un lourd tabouret de bois et elle le lança dans la gueule des chiens, qui hurlèrent et reculèrent en gémissant de douleur.

Déjà, elle avait saisi Florimond et Cantor dans ses bras. Ils se cramponnèrent à elle. Cantor se tut aussitôt.

– Philippe, dit-elle haletante, il ne faut pas effrayer ainsi ces enfants... Ils auraient pu tomber dans le feu... Voyez. Cantor a déjà la main brûlée...

Le jeune homme tourna vers elle ses prunelles dures et limpides comme le gel.

– Vos fils sont couards comme des femelles, fit-il d'une voix pâteuse.

Son teint était plus sombre que d'habitude, et il vacillait légèrement.

« Il a bu », se dit-elle.

À ce moment, parut Barbe. Essoufflée, elle posait une main sur sa poitrine, pour contenir les battements de son cœur. Ses yeux, avec une expression d'effroi, allèrent de Philippe à Angélique, puis s'arrêtèrent sur le chien mort.

– Que Madame m'excuse, fit-elle. J'étais allée chercher le lait à l'office, pour la collation des petits. Je les avais laissés à la garde de Flipot. Je ne me doutais pas...

– Il n'y a rien de grave, Barbe, dit Angélique, très calme. Ces enfants ne sont pas habitués à voir des bêtes de chasse aussi féroces. Il faudra bien qu'ils s'y accoutument s'ils veulent plus tard chasser le cerf et le sanglier, comme de vrais gentilshommes.

Les futurs gentilshommes jetèrent un regard peu enthousiasmé sur les trois bêtes. Mais, comme ils étaient dans les bras d'Angélique, ils ne craignaient plus rien.

– Vous êtes des petits sots, leur dit-elle, sur un ton de douce gronderie.

Planté sur ses deux jambes écartées, Philippe, dans son costume de voyage de velours mordoré, contemplait le groupe de la mère et des enfants. Brusquement, il fit claquer son fouet sur les chiens, les tira en arrière et sortit de la pièce. Barbe s'empressa de fermer la porte.