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Angélique avait tout de suite compris qu'en rebroussant chemin elle se couvrirait de ridicule. Elle continuait donc d'avancer, mais de plus en plus lentement, avec cette étrange sensation d'impuissance et de fatalité que l'on a parfois en rêve. Dans le brouillard qui l'environnait, elle ne distinguait plus que le roi seul et le regardait fixement comme attirée par un aimant. Elle aurait voulu baisser les yeux qu'elle en aurait été incapable. Elle était maintenant aussi près de lui que jadis dans la pièce obscure du Louvre où elle l'avait affronté, et tout s'abolissait pour elle en dehors de ce souvenir terrible. Elle n'avait même pas conscience du spectacle qu'elle offrait, seule au centre de cette galerie baignée de lumière, avec ses atours magnifiques, sa beauté épanouie et chaleureuse, son expression fascinée.

Louis XIV s'était arrêté, et les courtisans derrière lui. Lauzun, qui avait reconnu Angélique, se mordit les lèvres et se dissimula derrière les autres en jubilant. On allait assister à quelque chose de surprenant !

Très courtois, le roi ôta son chapeau orné de plumes couleur de feu. Il était facilement ému par la beauté des femmes, et la hardiesse tranquille avec laquelle celle-ci le regardait de ses yeux d'émeraude, loin de le mécontenter, le charmait au contraire. Qui était-elle ?... Comment ne l'avait-il pas déjà remarquée ?...

Cependant, obéissant à une réaction inconsciente, Angélique fit une profonde révérence. Maintenant, à demi agenouillée, elle aurait voulu ne jamais se relever. Pourtant, elle se redressa, les yeux irrésistiblement attirés par le visage du roi. Elle le regardait, malgré elle, d'une façon provocante.

Le roi s'étonnait. Il y avait quelque chose d'inusité dans l'attitude de cette inconnue, et aussi dans le silence et la surprise des courtisans. Il jeta un regard autour de lui, fronça légèrement les sourcils.

Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Ses mains se mirent à trembler dans les plis de sa robe. Elle était sans force, elle était perdue.

Ce fut alors que des doigts prirent les siens, les lui broyèrent à la faire crier, tandis que la voix de Philippe disait, très calme :

– Sire, que Votre Majesté m'accorde l'honneur de lui présenter ma femme, la marquise du Plessis-Bellière.

– Votre femme, marquis ? dit le roi. La nouvelle est surprenante. J'avais bien entendu parler de quelque chose à votre sujet, mais j'attendais que vous veniez m'en entretenir vous-même...

– Sire, il ne m'a pas semblé nécessaire d'informer Votre Majesté d'une semblable bagatelle.

– Bagatelle ? Un mariage ! Prenez garde, marquis, que M. Bossuet ne vous entende !... Et ces dames ! Par Saint Louis, depuis le temps que je vous connais, je me demande encore parfois de quelle étoffe vous êtes fait. Savez-vous que votre discrétion à mon égard est presque une insolence ?...

– Sire, je suis navré que Votre Majesté interprète ainsi mon silence. La chose avait si peu d'importance !

– Taisez-vous, monsieur. Votre inconscience dépasse les bornes, et je ne vous laisserai pas cinq minutes de plus tenir d'aussi méchants discours devant cette charmante personne, votre femme. Ma parole, vous n'êtes qu'un soudard. Madame, que pensez-vous de votre époux ?

– Je tâcherai de m'en accommoder, sire, répondit Angélique qui, pendant ce dialogue, avait repris quelques couleurs.

Le roi sourit.

– Vous êtes une femme raisonnable. Et, de plus, fort belle. Les deux ne vont pas toujours de pair ! Marquis, je te pardonne à cause de ton bon choix... et de ses beaux yeux. Des yeux verts... Une couleur rare, que je n'ai pas eu l'occasion d'admirer souvent. Les femmes qui ont des yeux verts sont...

Il s'interrompit, rêva un instant, tout en examinant avec attention le visage d'Angélique. Puis son sourire s'effaça, et toute la personne du monarque parut se figer comme si elle avait été frappée par la foudre. Sous les yeux des courtisans, d'abord perplexes puis effrayés, Louis XIV se mit à pâlir. Le phénomène ne put échapper à personne, car le roi était de carnation sanguine, et son chirurgien devait le saigner fréquemment. Or, il devint en quelques secondes aussi blanc que son jabot, bien qu'aucun de ses traits ne bougeât. Angélique, éperdue, le regardait de nouveau et, malgré elle, d'une façon provocante, comme certains enfants coupables regardent celui par lequel doit leur venir le châtiment.

– N'êtes-vous pas originaire du Sud, madame ? demanda le roi avec une soudaine brusquerie. De Toulouse ?...

– Non, sire, ma femme est originaire du Poitou, dit immédiatement Philippe. Son père est le baron de Sancé de Monteloup, dont les terres s'étendent aux environs de Niort.

– Oh ! Sire, confondre une Poitevine avec une dame du Sud ! s'exclama Athénaïs de Montespan en éclatant de son beau rire. Vous, sire !...

La belle Athénaïs se sentait déjà assez en faveur pour ne pas reculer devant une audace de ce genre. La gêne s'en trouva dissipée. Le roi reprit sa carnation ordinaire. Toujours maître de lui, il eut un coup d'œil amusé vers Athénaïs.

– Il est vrai que les Poitevines ont de bien grands charmes, soupira-t-il. Mais prenez garde, madame, que M. de Montespan ne soit obligé de se mesurer avec tous les Gascons de Versailles. Ceux-ci pourraient vouloir venger l'insulte faite à leurs femmes.

– Y a-t-il insulte, sire ? Ce serait contre mon intention. Je voulais dire seulement que, si les charmes des deux races sont égaux en qualité, ils ne se confondent pas. Que Votre Majesté me pardonne mon humble remarque.

Le sourire des grands yeux bleus n'était rien de moins que contrit, mais il était certainement irrésistible.

– Je connais Mme du Plessis depuis de longues années, continua Mme de Montespan. Nous avons été élevées ensemble. Sa famille est alliée à la mienne...

Angélique se promit de ne jamais oublier ce qu'elle devait à Mme de Montespan. Quel que fût le mobile auquel la belle Athénaïs avait obéi, elle n'en avait pas moins sauvé son amie. Le roi s'inclina derechef, avec un sourire apaisé, devant Angélique du Plessis.

– Eh bien..., Versailles se réjouit de vous accueillir, madame. Soyez la bienvenue.

Plus bas, il ajouta :

– Nous sommes heureux de vous revoir.

Angélique comprit alors qu'il l'avait reconnue, mais qu'il l'agréait et voulait effacer le passé.

Une dernière fois, la flamme d'un bûcher sembla flamber entre eux. Prostrée dans une profonde révérence, la jeune femme sentit un flot de larmes lui gonfler les paupières. Dieu merci, le roi s'était remis en marche. Elle put se relever, essuyer furtivement ses yeux et jeter un regard un peu contraint du côté de Philippe.

– Comment vous remercier, Philippe ?...

– Me remercier ! grinça-t-il à mi-voix, la mâchoire nouée de colère. Mais c'était mon nom que j'avais à défendre du ridicule et de la disgrâce !... Vous êtes ma femme, morbleu ! Je vous prie d'y songer désormais... Arriver ainsi à Versailles ! Sans invitation ! Sans présentation !... Et vous regardiez le roi avec une insolence !... Rien ne peut donc abattre votre infernal toupet ! J'aurais dû vous tuer, l'autre soir.

– Oh ! je vous en prie, Philippe, ne me gâchez pas ce beau jour !

*****

À la suite des autres courtisans, ils étaient arrivés dans les jardins. Le ruissellement bleu du ciel mêlé à celui des jets d'eau, l'éclat du soleil se brisant sur la surface lisse des deux grands bassins de la première terrasse éblouirent Angélique. Elle croyait marcher au sein d'un paradis où tout était léger et ordonné comme dans un séjour élyséen.

Au sommet des marches dominant un bassin en pyramide ronde, elle pouvait voir le dessin admirable des grands arbres en quinconces cernés par la farandole des blanches statues de marbre. Les parterres jetaient alentour et jusqu'à l'horizon leurs tapisseries chatoyantes. Angélique, les mains jointes devant ses lèvres, dans un geste de ferveur enfantine, demeurait immobile, pénétrée d'une extase où l'enthousiasme de ses rêves se confondait avec une admiration sincère.