Elle se leva, secoua les herbes accrochées à sa robe et, rejoignant Audiger à l'auberge du moulin, elle lui demanda maussadement de la ramener à Paris.
Chapitre 3
Par ce crépuscule d'automne, Angélique se promenait sur le Pont-Neuf. Elle venait y chercher des fleurs et profitait de l'occasion pour y errer d'échoppe en échoppe. Elle s'arrêta devant l'estrade du Grand Matthieu et tressaillit. Le Grand Matthieu était en train d'arracher une dent à un homme agenouillé devant lui. Le patient avait la bouche ouverte et distendue par les tenailles de l'opérateur. Mais Angélique reconnut ses cheveux blonds et raides comme de la paille de maïs, et son manteau noir élimé. C'était l'homme du bateau à foin.
La jeune femme joua des coudes pour se mettre au premier rang. Bien qu'il fit assez froid, le Grand Matthieu suait à grosses gouttes.
– Ventre saint-gris, comme dirait celui d'en face, elle est dure, celle-là ! Bon Dieu, qu'elle est dure !
Il interrompit sa besogne pour s'éponger, retira l'instrument de la bouche de sa victime et lui demanda :
– Souffres-tu ?
L'autre se tourna vers le public et sourit en secouant négativement la tête. Il n'y avait pas de doute. C'était lui, avec sa face pâle, sa bouche longue, ses grimaces de jocrisse ébloui !
– Voyez, mesdames et messieurs ! clama le Grand Matthieu. N'est-ce pas merveille ? Voilà un homme qui ne souffre pas et pourtant il a les dents dures, croyez-moi ! Et par quel miracle ne souffre-t-il pas ? Par la grâce de ce baume miraculeux dont j'ai oint sa gencive avant l'opération. Dans ce petit flacon, mesdames et messieurs, est contenu l'oubli de tous les maux. Chez moi, on ne SOUFFRE PAS, grâce au baume miraculeux, et l'on vous arrache les dents sans que vous vous en aperceviez. Allons, mon ami, reprenons notre besogne. L'autre ouvrit la bouche avec empressement. Avec des jurons et de grands ahans, le charlatan s'escrima de nouveau sur la mâchoire rétive.
Enfin, avec un cri de triomphe, le Grand Matthieu brandit au bout de sa tenaille la molaire récalcitrante.
– Et voilà ! Avez-vous souffert, mon ami ?
L'autre se relevait, toujours souriant. Il fit signe que non.
– En dirais-je plus ? Voici un homme, duquel vous venez de voir le supplice, et qui s'éloigne frais et dispos. Grâce au baume miraculeux dont je suis le seul à user parmi les médecins empiriques, personne n'hésitera plus à se débarrasser de ces clous de girofle puants qui déshonorent la bouche d'un honnête chrétien. On viendra avec le sourire chez l'arracheur de dents. N'hésitez plus, mesdames et messieurs. Venez ! La souffrance n'est plus ! LA SOUFFRANCE EST MORTE.
Cependant, le client coiffait déjà son chapeau à fond pointu, et descendait de l'estrade. Angélique le suivit. Elle avait envie de l'aborder, mais se demandait s'il la reconnaîtrait. Il suivait maintenant le quai des Morfondus, sous le Palais de Justice. À quelques pas devant elle, Angélique voyait flotter, dans le brouillard venu de la Seine, sa silhouette bizarre et maigre. De nouveau, il semblait n'être pas réel. Il allait très lentement, s'arrêtait, puis repartait.
Tout à coup, il disparut. Angélique poussa un léger cri. Mais elle comprit que l'homme était simplement descendu, par trois ou quatre marches, du quai jusqu'à la berge. À son tour, sans réfléchir, elle s'engagea dans l'escalier et se heurta presque à l'inconnu, appuyé à la muraille. Plié en deux, il gémissait sourdement.
– Qu'y a-t-il ? Qu'avez-vous, demanda Angélique. Vous êtes malade ?
– Oh ! je me meurs, répondit-il d'une voix faible. Cette brute a failli m'arracher la tête. Et j'ai certainement la mâchoire décollée.
Il cracha un filet de sang.
– Mais vous disiez que vous ne souffriez pas ?
– Je ne disais rien, j'en aurais été bien incapable. Heureusement que le Grand Matthieu m'a payé bon prix pour jouer cette petite comédie !
Il gémit, cracha encore. Elle crut qu'il allait s'évanouir.
– C'est stupide ! Il ne fallait pas accepter cela, dit-elle.
– Je n'ai rien mangé depuis trois jours.
Angélique entoura de son bras le buste maigre de l'inconnu. Il était plus grand qu'elle, mais si léger qu'elle se sentait presque la force de porter cette pauvre carcasse.
– Venez, vous mangerez bien ce soir, promit-elle. Et cela ne vous coûtera rien. Pas un sol... ni une dent.
*****
Revenue à l'auberge, elle courut à la cuisine, chercha ce qui pourrait convenir à une victime de la faim et d'un arracheur de dents. Il y avait du bouillon avec une belle langue de bœuf piquée de concombres et de cornichons. Elle lui porta le tout, ainsi qu'un pichet de vin rouge et un grand pot de moutarde.
– Commencez toujours par ceci. Ensuite, nous verrons.
Le long nez du pauvre hère palpita.
– Ô subtil parfum des soupes, murmura l'inconnu en se redressant comme s'il ressuscitait. Essence bénie des divinités potagères !
Elle le laissa, pour qu'il pût se rassasier à l'aise. Après avoir donné ses ordres, vérifié si tout était prêt pour l'arrivée des clients, elle gagna l'office afin de préparer une sauce. C'était une petite pièce où elle s'enfermait lorsqu'elle avait à composer un plat particulièrement délicat.
Au bout de quelques instants, la porte s'ouvrit et son invité passa la tête dans l'entrebâillement.
– Dis-moi, ma belle, c'est bien toi la petite gueuse qui connaît le latin ?
– C'est moi... et ce n'est pas moi, dit Angélique, qui ne savait si elle était contrariée ou contente qu'il l'eût reconnue. Je suis désormais la nièce de maître Bourjus, patron de cette taverne.
– Autrement dit, tu n'es plus sous la juridiction ombrageuse du sieur Calembredaine ?
– Dieu m'en garde !
Il se glissa dans la pièce, s'approcha d'elle de son pas léger et, lui prenant la taille, il l'embrassa sur les lèvres.
– Eh bien ! messire, je crois que vous voilà parfaitement réconforté ! dit Angélique lorsqu'elle eut repris son souffle.
– On le serait à moins. Voici longtemps que je te cherche dans Paris, marquise des Anges !
– Chut ! fit-elle en regardant autour d'elle avec effroi.
– Ne crains rien. Il n'y a pas de grimauts dans la salle. Je n'en ai point vu et je les connais tous, tu peux m'en croire. Alors, petite gueuse, tu connais les bons endroits à ce que je vois. Tu en as eu assez des bateaux à foin ? On quitte une petite fleur pâle, anémique, boueuse, qui pleure en dormant, on retrouve une commère dodue, bien en place... Et pourtant c'est bien toi. Tes lèvres sont toujours aussi bonnes, mais elles ont maintenant un goût de cerise, et non plus de larmes amères. Viens encore...
– Je suis pressée, dit Angélique en repoussant les mains qui voulaient emprisonner ses joues.
– Deux secondes de bonheur gagnent deux ans de vie. Et puis, j'ai faim encore, tu sais !
– Voulez-vous des crêpes et des confitures ?
– Non, je te veux, toi. Ta vue et ton contact suffisent à me rassasier. Je veux tes lèvres en cerise, tes joues de pêche. Tout en toi est devenu comestible. On ne peut rien rêver de mieux pour un poète affamé... Ta chair est tendre. J'ai envie de te mordre. Et tu as chaud !... C'est merveilleux ! L'odeur de tes aisselles me fait mourir de fringale...
– Oh ! vous êtes impossible ! protesta-t-elle en se dégageant. Avec vos déclarations tour à tour lyriques et triviales, vous me rendez folle.
– C'est ce que je souhaite. Allons, ne fais pas la coquette.
D'un geste péremptoire qui prouvait le retour de ses forces, il la reprit contre lui et, lui renversant la tête au creux de son bras, il se remit à l'embrasser.