– Pourquoi cela ?
– Parce que vous nous avez retenus en bon chemin et que, lui, il a continué à courir.
– Je m'excuse de vous avoir retenu.
– J'en suis personnellement enchanté, quoique le petit salon où vous me recevez manque un peu de confort.
– Pardonnez-moi. Il faudra revenir, Desgrez.
– Je reviendrai, madame.
Il se pencha vers le chien pour lui mettre sa laisse. Les flocons de neige devenaient de plus en plus serrés. Le policier releva le col de son manteau, fit un pas, puis s'arrêta.
– Il me revient une chose en mémoire, dit-il encore. Ce Poète-Crotté avait écrit de bien cruelles médisances au moment du procès de votre mari. Attendez...
Et la belle madame de Peyrac
Priant que la Bastille ne s'ouvre
Et qu'il demeure en son cul-de-sac...
– Oh ! taisez-vous, par pitié ! s'écria Angélique en portant les mains à ses oreilles. Ne parlez jamais de ces choses-là. Je ne me souviens plus de rien. Je ne veux plus m'en souvenir...
– Le passé est donc mort pour vous, madame ?
– Oui, le passé est mort !
– C'est ce qu'il avait de mieux à faire. Je ne vous en parlerai plus. Au revoir, madame... et bonne nuit !
*****
Angélique, claquant des dents, remit ses verrous. Elle était gelée jusqu'aux moelles par cette station dans le froid, avec, pour tout vêtement, sa robe de chambre. Et, au froid, s'ajoutait l'émotion d'avoir revu Desgrez et d'avoir entendu ses révélations. Elle entra dans sa chambre et ferma la porte. L'homme aux cheveux blonds était assis sur la pierre de l'âtre, les bras serrés autour de ses maigres genoux. Il ressemblait à un grillon.
La jeune femme s'appuya contre la porte. Elle dit d'une voix blanche :
– C'est vous le Poète-Crotté ?
Il sourit.
– Crotté ? Certainement. Poète ? Peut-être.
– C'est vous qui avez écrit ce... ces ignominies sur Mlle de La Vallière ? Vous ne pouvez donc pas laisser les gens s'aimer tranquillement ? Le roi et cette fille ont fait tout ce qu'ils pouvaient pour garder leurs amours secrètes, et voilà que vous étalez le scandale en termes odieux ! La conduite du roi est blâmable, certes. Mais c'est un homme jeune, fougueux, qu'on a marié de force à une princesse sans esprit ni beauté.
Il ricana.
– Comme tu le défends, ma jolie ! Ce franc-ripault t'a-t-il entortillé le cœur ?
– Non, mais j'ai horreur de voir souillé un sentiment respectable et royal.
– Il n'y a rien au monde de respectable, ni de royal.
Angélique traversa la pièce et alla s'appuyer de l'autre côté de la cheminée. Elle se sentait faible et tendue. Le poète levait les yeux vers elle. Elle y voyait danser les points rouges des flammes.
– Ne savais-tu pas qui j'étais ? demanda-t-il.
– Personne ne me l'a dit, et comment aurais-je pu le deviner ? Votre plume est impie et libertine, et vous...
– Continue...
– Vous m'aviez semblé bon et joyeux.
– Je suis bon avec les petites gueuses qui pleurent dans les bateaux à foin, et je suis méchant avec les princes.
Angélique soupira. Elle avait du mal à se réchauffer. Elle eut un geste du menton vers la porte.
– Maintenant, il vous faut partir.
– Partir ! s'exclama-t-il. Partir alors que le chien Sorbonne m'attend pour crocher dans mes chausses, et que le policier du diable prépare ses chaînes ?
– Ils ne sont pas dans la rue.
– Si. Ils m'attendent dans l'ombre.
– Je vous jure qu'ils ne se doutent pas que vous êtes ici.
– Comment le savoir ? Est-ce que tu ne connais pas ces deux compagnons-là, ma mignonne, toi qui as fait partie de la bande de Calembredaine ?
Elle lui fit signe vivement de se taire.
– Tu vois ? Toi-même, tu les sens aux aguets, dehors, dans la neige. Et tu veux que je m'en aille !
– Oui, allez-vous-en !
– Tu me chasses ?
– Je vous chasse.
– Je ne t'ai pourtant pas fait de mal, à toi ?
– Si.
Il la regarda longuement, puis tendit la main vers elle.
– Alors, il faut nous réconcilier. Viens.
Et, comme elle demeurait immobile :
– Nous sommes tous les deux poursuivis par le chien. Que nous restera-t-il si nous nous fâchons ?
Il continuait à tendre la main.
– Tes yeux sont devenus durs et froids comme des émeraudes. Ils n'ont plus ce reflet ensoleillé de petite rivière sous les feuillages qui semble dire : Aime-moi, embrasse-moi...
– C'est la rivière qui dit tout cela ?
– Ce sont tes yeux quand je ne suis pas ton ennemi. Viens !
Elle céda tout à coup et vint s'accroupir près de lui. Il mit aussitôt son bras autour de ses épaules.
– Tu trembles. Tu n'as plus ton air assuré de bonne hôtesse. Quelque chose t'a fait peur et t'a fait mal. Le chien ? Le policier ?
– C'est le chien. C'est le policier, et c'est vous aussi, monsieur le Poète-Crotté.
– Ô sinistre trinité de Paris !
– Vous qui êtes au courant de tout, savez-vous ce que je faisais avant d'être avec Calembredaine ?
Il eut une moue ennuyée et grimaça.
– Non. Depuis que je t'ai retrouvée, j'ai à peu près compris comment tu t'étais débrouillée, et comment tu avais empaumé ton rôtisseur. Mais, avant Calembredaine, eh bien, non, la piste s'arrête là.
– C'est préférable.
– Ce qui me fâche, c'est que je suis à peu près sûr que le policier du diable le connaît, lui, ton passé.
– Vous faites assaut de renseignements ?
– Des renseignements, nous nous en repassons souvent, lui et moi.
– Au fond, vous vous ressemblez tous les deux.
– Un peu. Mais il y a quand même une grande différence entre nous.
– Laquelle ?
– C'est que je ne peux pas le tuer, tandis que lui peut me conduire sur le chemin de la mort. Si tu ne m'avais pas ouvert ta porte ce soir, je serais présentement au Châtelet, par ses soins. J'aurais gagné déjà trois pouces de taille grâce au chevalet de maître Aubin, et demain à l'aube, je me serais balancé au bout d'une corde.
– Et pourquoi dites-vous que, de votre côté, vous ne pouvez pas le tuer ?
– Je ne sais pas tuer. La vue du sang m'indispose.
Elle se mit à rire de sa mimique dégoûtée. La main nerveuse du poète se posa sur son cou.
– Quand tu ris, tu ressembles à un petit pigeon.
Il se pencha sur son visage. Elle voyait dans ce sourire tendre et moqueur la brèche d'ombre causée par la tenaille du Grand Matthieu, et cela lui donnait envie de pleurer et d'aimer cet homme.
– C'est bien, murmura-t-il, tu n'as plus peur. Tout s'éloigne... Il y a seulement la neige qui tombe dehors, et nous qui sommes là bien au chaud... Cela ne m'arrive pas souvent d'être logé à si belle enseigne !... Tu es nue sous ces vêtements ?... Oui, je le sens. Ne bouge pas, ma mie... Ne dis plus rien...
Sa main glissait, écartait la robe pour suivre la ligne de l'épaule, glissait plus bas. Il rit parce qu'elle tressaillait.
– Voici les bourgeons du printemps. Et pourtant, c'est l'hiver !...
Il lui prit les lèvres. Puis il s'allongea devant le feu et doucement l'attira contre lui.
*****
Mais écoute un peu, je te prie