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Collectant des bribes de souvenirs – des informations fragmentaires sur des tissages générés par des filles sans expérience pour obtenir des résultats mineurs –, Verin avait peu à peu reconstitué une aptitude strictement interdite par la tour depuis sa fondation. Au début, sa seule motivation était la curiosité, puis…

La curiosité…, songea-t-elle, amère. Voilà un trait de caractère qui m’a plongée dans les ennuis plus souvent qu’à mon tour.

… Puis tout ça s’était révélé très utile, en fin de compte.

— Je suppose qu’Elaida comptait l’enfermer dans une des cellules ouvertes, dit Verin d’un ton presque nonchalant.

Les cellules aux quatre cloisons de grilles étaient réservées aux hommes capables de canaliser, aux Aes Sedai et aux Acceptées en état d’arrestation, aux Naturelles qui avaient prétendu être des sœurs et à tout prisonnier qui devait à la fois être privé de liberté et isolé de la Source.

— Un endroit inconfortable, pour le Dragon Réincarné. Sans intimité… Beldeine, crois-tu qu’il est vraiment le Dragon Réincarné ?

Cette fois, Verin prit la peine d’écouter la réponse.

— Oui…, souffla la sœur verte en levant sur Verin des yeux voilés par l’angoisse. Oui… Mais il faut… le protéger. Et protéger le monde… de lui…

Très intéressant. Toutes les sœurs disaient que le monde devait être protégé face à al’Thor. Celles qui pensaient qu’il fallait le protéger lui aussi sortaient de l’ordinaire. Et parmi elles, il y avait des femmes que Verin ne se serait pas attendue à trouver là.

Une fois achevé, le tissage de Verin ressemblait à un extravagant entrelacs de flux enroulé autour de la tête de Beldeine, et dont émergeaient très visiblement quatre flux d’Esprit plus gros et plus brillants. En saisissant deux qui se faisaient face, l’Aes Sedai tira, faisant se resserrer le construct, qui parut ainsi avoir un semblant d’ordre – ou en tout cas, qui fit moins penser à un fouillis absolu.

Beldeine écarquilla soudain les yeux, le regard perdu dans le lointain.

D’une voix basse mais ferme, Verin énonça ses instructions. Des suggestions, plutôt, même si elles se présentaient comme des ordres. Car Beldeine devrait trouver au tréfonds d’elle-même des raisons d’obéir. Si elle ne le faisait pas, tous les efforts de Verin auraient été vains.

Quand elle eut dit tout ce qui convenait, elle tira sur les deux autres flux d’Esprit, fermant davantage le tissage, qui devint beaucoup plus petit. Du coup, il parut parfaitement ordonné, comme s’il s’agissait d’une création très précise, complète et beaucoup plus complexe que les entrelacs les plus raffinés d’un tisserand. Un construct terminé par une intervention identique à celle qui avait amorcé sa contraction – une sorte d’effondrement sur lui-même, en fait. Mais cette fois, le tissage continua à se resserrer autour du crâne de Beldeine, puis il s’y fondit et finit par disparaître.

Les yeux révulsés, la sœur verte fut prise de convulsions et de spasmes. Verin essaya de l’immobiliser sans lui faire mal, mais sa tête continua à osciller de droite à gauche et ses pieds nus martelèrent le tapis. Encore un moment, et il faudrait une sonde de Pouvoir très profonde pour s’apercevoir qu’il y avait eu une « intervention ». Verin s’en était assurée elle-même, et en matière de sonde, elle était l’autorité ultime – elle le disait sans vergogne, parce que c’était la stricte vérité.

Bien entendu, son construct n’était pas vraiment la coercition telle que la décrivaient les anciens textes. Le tissage était atrocement lent, puisqu’il fallait le réaliser flux après flux, et il fallait que le sujet y collabore jusqu’à un certain point. Tout était bien plus aisé quand il était émotionnellement vulnérable, mais la confiance restait une donnée essentielle. Même prendre une personne par surprise ne suffisait pas, si elle était méfiante. Du coup, cette méthode perdait pratiquement toute efficacité avec les hommes. En compagnie d’une Aes Sedai, très peu de mâles baissaient leur garde.

Même s’il n’y avait pas eu cette méfiance innée, les hommes, malheureusement, faisaient de très mauvaises victimes de ce tissage. Une bizarrerie que Verin ne parvenait pas à s’expliquer. Le plus souvent, les jeunes filles pas encore formées s’en servaient sur leur père ou d’autres hommes. N’importe quelle forte personnalité pouvait se mettre soudain à douter de ses propres actes – voire à omettre de les accomplir, ce qui générait des problèmes très différents – mais toutes choses égales par ailleurs, les hommes étaient davantage sujets à cette réaction. Chez eux, elle se produisait bien plus souvent, à cause de leur méfiance, peut-être… En une occasion, un mâle s’était même souvenu du tissage dont elle l’avait enveloppé – pour un peu, il se serait même rappelé les instructions qu’elle lui avait données. Inutile de dire que ça lui avait valu un tombereau d’ennuis. Un risque qu’elle entendait bien ne plus jamais prendre.

Les convulsions de Beldeine se calmèrent puis cessèrent.

— Que… ? Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle faiblement en portant à sa tête une main noire de crasse. Me suis-je évanouie ?

L’amnésie était un des nombreux avantages de ce tissage, et ça n’avait rien d’étonnant. Après tout, mieux valait que « papa » oublie qu’il avait été poussé à acheter une robe hors de prix…

— C’est la chaleur, dit Verin en aidant sa collègue à se redresser. Aujourd’hui, je me suis également sentie mal une ou deux fois…

À cause de la fatigue, pas de la chaleur, mais bon… Manipuler tant de saidar était épuisant, alors, quand on en était à la cinquième fois de la journée… Dès qu’on cessait de l’utiliser, l’angreal n’avait plus aucune action protectrice contre les effets secondaires. En cet instant même, Verin avait les jambes en coton.

— Bon, je crois que ça suffit… Si tu t’évanouis, ces femmes te trouveront peut-être une corvée à exécuter à l’ombre.

Cette perspective ne sembla pas réconforter Beldeine.

Tout en se massant les reins, Verin alla jeter un coup d’œil dehors. Comme la fois précédente, Coram et Mendan abandonnèrent aussitôt leur jeu de ficelle. Rien n’indiquait qu’ils avaient tendu l’oreille, mais Verin n’aurait pas parié sa vie là-dessus. Après avoir informé les deux Aiels qu’elle en avait terminé avec Beldeine, elle hésita un peu puis ajouta qu’il lui faudrait un second pichet d’eau, parce que la prisonnière avait renversé le premier.

Les deux « guides » se rembrunirent. Cette information serait transmise à la Matriarche qui viendrait prendre Beldeine en charge. Du coup, la sœur verte, dûment punie, aurait une bonne raison de plus de prendre la bonne décision, le moment venu.

Bien que le soleil fût encore loin de son couchant, une douleur lancinante, dans le dos de Verin, lui indiqua qu’elle en avait assez pour la journée. Elle aurait pu s’occuper encore d’une sœur, mais elle aurait payé cet excès en se réveillant en ayant mal partout, le lendemain.

Du coin de l’œil, elle aperçut Irgain, qui travaillait maintenant avec les porteuses de paniers de grain.

Quel cours aurait pris sa vie, si elle n’avait pas été si curieuse ? Pour commencer, elle aurait épousé Eadwin et serait restée à Far Madding au lieu d’aller à la Tour Blanche. Aujourd’hui, elle serait morte depuis longtemps, tout comme les enfants et les petits-enfants qu’elle n’avait jamais eus.