— Lan Mandragoran, tu n’as aucun droit de promettre ainsi que tu prendras soin de moi ! Je ne suis pas un bibelot en porcelaine.
Sa cape-caméléon battant dans son dos, Lan, un homme de haute taille, comme il convenait pour un mâle aux yeux d’une Aielle, marchait placidement aux côtés de sa femme. Le visage de pierre, il foudroyait du regard tous les domestiques, comme s’il s’était agi de tueurs à gages potentiels. Sondant tous les couloirs latéraux et toutes les alcôves, il était prêt à bondir à tout instant, tel un lion en chasse. Si elle avait grandi parmi des hommes dangereux, Aviendha n’en avait jamais connu qui le fussent autant qu’Aan’allein. Si la Mort avait voulu s’incarner dans un homme, nul doute qu’elle l’aurait choisi.
— Tu es une Aes Sedai et moi un Champion, rappela Lan d’un ton égal. Veiller sur toi est mon devoir.
Il passa à un ton plus doux peu en harmonie avec son expression de statue et son regard de glace.
— De plus, veiller sur toi est mon plus cher désir, Nynaeve. Tu peux me demander n’importe quoi, sauf de te laisser mourir sans tenter de te sauver. Parce que le jour où tu quitteras ce monde, je l’abandonnerai aussi.
Des paroles inédites, du moins en présence d’Aviendha. Comme si elle venait de recevoir un coup de poing dans l’estomac, Nynaeve en eut le souffle coupé. Bouche bée, elle tenta en vain de parler. Mais comme d’habitude, elle se ressaisit très vite. Faisant mine d’ajuster son chapeau à plumes – un accessoire ridicule donnant l’impression qu’un oiseau était perché sur sa tête –, elle coula un regard en coin à son mari.
À force de la fréquenter, Aviendha en était venue à postuler que Nynaeve recourait aux silences et aux regards lourds de signification… quand elle ne savait pas quoi dire. Au sujet des hommes, aurait parié l’Aielle, elle en savait encore moins long qu’elle ! Et si affronter les mâles avec un couteau ou des lances n’avait rien de compliqué, en aimer un était une autre affaire. Sacrément plus complexe ! Comment se débrouillaient donc les épouses ? Aviendha avait un besoin urgent de l’apprendre, et pas la moindre idée sur la façon de procéder. Mariée à Aan’allein depuis un jour, Nynaeve avait radicalement changé, la volonté de contrôler ses nerfs n’étant qu’une goutte d’eau dans un océan. Même si elle s’efforçait de le cacher, elle semblait en permanence déchirée entre la stupéfaction et l’hébétude, comme si elle ne parvenait pas à s’habituer à la réalité. S’immergeant dans ses pensées aux moments les plus incongrus, elle rougissait face à des questions anodines et – même si elle le niait farouchement – gloussait bêtement pour un oui ou pour un non.
À première vue, il n’y avait rien à apprendre de cette femme.
— Je suppose que tu vas aussi me tenir un sermon sur les Aes Sedai et les Champions, dit Elayne à Birgitte d’un ton peu amène. Mais contrairement à ces deux-là, nous ne sommes pas mariées. J’attends de toi que tu protèges mes arrières, pas que tu fasses des promesses dans mon dos !
Elayne portait une tenue aussi inadaptée à la situation que celle de Nynaeve. Une robe d’équitation en soie verte brodée de fil d’or – un modèle local – avec un col montant, un point plutôt positif, mais un ovale ajouré, sur le devant, qui dévoilait un peu plus que la naissance des seins de la Fille-Héritière. Quand ils entendaient parler des tentes bains de vapeur, ou des Aiels qui se promenaient nus devant des gai’shain, les gens des terres mouillées manquaient s’étrangler d’indignation. Ensuite, ils s’exhibaient dans des tenues vraiment indécentes. En ce qui concernait Aviendha, Nynaeve pouvait faire ce qu’elle voulait. En revanche, Elayne était sa presque-sœur. Et bientôt, espérait-elle, leur lien serait encore plus intime.
Grâce aux talons de ses bottes, Birgitte dépassait Nynaeve d’une bonne tête. Cela dit, elle restait plus petite qu’Elayne ou Aviendha. Vêtue d’une veste bleu sombre et d’un pantalon vert, elle avançait avec le même genre de souplesse féline que Lan mais tout en gardant plus de décontraction que lui. Une panthère couchée sur un rocher, mais beaucoup moins nonchalante qu’elle le laissait paraître. Aucune flèche n’était encochée dans son arc, mais s’il le fallait, elle en sortirait une de son carquois en un clin d’œil, la décochant, ainsi qu’une deuxième et une troisième, avant que n’importe quel archer ait commencé à armer son arc pour la deuxième fois.
L’archère gratifia Elayne d’un sourire glacial, puis elle secoua la tête, faisant osciller dans son dos sa natte blonde.
— J’ai promis devant toi, pas dans ton dos, lâcha-t-elle. Quand tu seras un peu mieux formée, je ne serai plus obligée de t’apprendre des choses sur les Aes Sedai et les Champions.
Elayne pointa dédaigneusement le menton, puis elle fit mine de s’intéresser aux rubans de son chapeau à plumes vertes, un modèle encore plus ridicule que celui de Nynaeve.
— Peut-être faudra-t-il que tu sois beaucoup mieux formée, ajouta Birgitte. Et fais donc un autre nœud à ce fichu ruban !
Si Elayne n’avait pas été sa presque-sœur, Aviendha aurait éclaté de rire en la voyant s’empourprer jusqu’à la racine des cheveux. Faire un croc-en-jambe à quelqu’un qui se croit plus haut que les autres était toujours amusant, et regarder une autre personne le faire aussi. Après tout, voir quelqu’un tomber avait immanquablement quelque chose de drôle, même quand la personne ne chutait pas de très haut. Les choses étant ce qu’elles étaient, Aviendha riva un regard furibond sur Birgitte, histoire de l’inciter à ne pas aller trop loin. Elle aimait l’archère malgré le tombereau de secrets qu’elle cachait, mais il y avait entre une amie et une presque-sœur une différence que les gens des terres mouillées ne semblaient pas capables de comprendre.
Birgitte se contenta de sourire en regardant alternativement la Fille-Héritière et l’Aielle. Puis elle lâcha quelques mots entre ses dents. Aviendha saisit le mot « minettes ». Sur un ton affectueux, en plus de tout. Et tout le monde devait avoir entendu. Oui, tout le monde !
— Quelle mouche t’a piquée, Aviendha ? demanda Nynaeve en tapant de l’index sur l’épaule de l’Aielle. Tu comptes rester toute la journée plantée ici, à rougir comme une pivoine ? Nous sommes pressées, au cas où tu l’aurais oublié.
À la chaleur de ses joues, Aviendha s’avisa alors qu’elle devait être aussi écarlate qu’Elayne. Et pétrifiée sur place, alors que le petit groupe n’avait pas de temps à perdre. Désarmée par un mot, comme une fille qui vient juste de s’unir à la lance et choquée par les plaisanteries un peu lestes des Promises. À près de vingt ans, elle se comportait comme une gamine qui joue avec son premier arc. Cette constatation enflamma encore plus ses joues. Du coup, elle se remit en marche, négocia l’intersection suivante au pas de charge et faillit percuter Teslyn Baradon.
S’arrêtant trop brusquement, l’Aielle glissa sur les carreaux rouge et vert du sol, bascula en arrière et dut se rattraper à Elayne et à Nynaeve. Miraculeusement, elle parvint à ne pas s’empourprer de honte. Pourtant, cette fois, ç’aurait été justifié. De plus, elle mettait sa presque-sœur dans l’embarras tout autant qu’elle. Heureusement, la Fille-Héritière ne perdait jamais son calme et sa dignité. Par bonheur, Teslyn Baradon ne surréagit pas à cette quasi-collision.