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Elle sursauta de surprise, ne put empêcher sa bouche de béer, mais se ressaisit très vite et haussa les épaules avec un agacement visible. Ses joues creuses et son nez décharné la privant de presque tout le bénéfice de l’intemporalité propre aux Aes Sedai, la sœur rouge portait une robe carmin foncé brodée de fil sombre qui n’arrangeait pas sa silhouette déjà ratatinée. Cela dit, elle avait récupéré en un clin d’œil toute l’équanimité d’une Maîtresse du Toit. Ses yeux sombres aussi impavides qu’inquiétants ne s’arrêtèrent pas sur Aviendha, dédaignèrent Lan comme s’il était un outil dont ils n’avaient pas l’utilité pour l’instant mais se fixèrent un moment sur Birgitte avec une franche hostilité. La majorité des Aes Sedai désapprouvait le choix d’Elayne. Une Championne, quelle idée ! Pourtant, à part un respect étriqué des traditions, rien ne justifiait cette attitude.

La sœur rouge, en revanche, dévisagea longuement Elayne et Nynaeve. Sans rien laisser transparaître de ce qu’elle pensait, bien entendu. Pour Aviendha, il aurait été plus facile d’attraper le vent de la veille que d’interpréter les expressions de Teslyn Baradon.

— Je l’ai déjà dit à Merilille, fit-elle avec son épais accent illianien, mais autant vous rassurer aussi… Quoi que vous ayez… mijoté…, Joline et moi, nous n’interviendrons pas. Je m’en suis assurée. Et si vous êtes prudentes, Elaida ne saura jamais rien de vos manigances. Allons, cessez de me regarder avec des yeux ronds ! Je ne suis ni sourde ni aveugle. Je sais que des Régentes des Vents sont venues au palais, et qu’il y a eu des rendez-vous « secrets » avec la reine Tylin. Sans compter le reste…

Teslyn Baradon fit la moue. Son ton resta égal, mais un éclair rageur passa dans son regard.

— Pour ce « reste », vous paierez un prix très élevé, vous et toutes celles qui osent se faire passer pour des Aes Sedai. Mais pour l’instant, je fermerai les yeux. Le châtiment peut attendre.

Le dos bien droit, la tête haute et le regard tout aussi brûlant, Nynaeve tira sur sa natte. En d’autres circonstances, Aviendha aurait éprouvé une sincère compassion pour la cible de la cinglante réplique que préparait l’ancienne Sage-Dame. La langue de cette femme était plus piquante que les épines d’une segade, et ce n’était pas peu dire. D’un autre côté, la sœur rouge s’était crue autorisée à regarder la jeune Aielle comme si elle était transparente. Quoi qu’il arrive, une Matriarche ne s’abaissait jamais à frapper quelqu’un. Certes, mais Aviendha n’était qu’une apprentie. Si elle cassait la figure à Teslyn Baradon, ça ne lui coûterait peut-être pas de ji.

Alors qu’elle allait conseiller à l’Aes Sedai de se défendre, si elle était une femme, Nynaeve ouvrit aussi la bouche, mais ce fut Elayne qui devança tout le monde :

— Ce que nous « mijotons » ne te regarde pas, Teslyn !

Alors que la Fille-Héritière se tenait droite comme un « i », ses yeux bleus glaciaux, un rayon de soleil vint frapper ses magnifiques cheveux blond tirant sur le roux, leur donnant des reflets de feu. À cet instant, comparée à Elayne, une Maîtresse du Toit aurait ressemblé à une gardienne de chèvres ayant bu beaucoup trop d’oosquai. En matière de maintien hautain, la Fille-Héritière n’avait pas son égale. Et son ton était à la hauteur de son allure.

— Tu n’as aucun droit de te mêler de ce que nous faisons ni des agissements de n’importe quelle sœur. Aucun droit ! Alors, ne viens pas fourrer ton nez sous nos vestes, espèce de jambon d’été, et réjouis-toi plutôt que nous ne décidions pas de te faire payer ton ralliement à l’usurpatrice qui se fait appeler Chaire d’Amyrlin.

Aviendha jeta un regard perplexe à sa presque-sœur. Ne pas fourrer son nez sous leurs vestes ? Mais Elayne et elle, au moins, n’en portaient pas. Et qu’était donc un « jambon d’été » ? Que voulait dire cette tirade ? Les gens des terres mouillées racontaient souvent des choses étranges, mais là, toutes les autres femmes semblaient perplexes. Regardant bizarrement Elayne, seul Lan semblait comprendre, et il ne cachait pas sa stupéfaction. Mêlée d’une pointe d’amusement, aurait-on dit. Mais c’était difficile à déterminer, parce qu’Aan’allein n’était pas du genre expressif.

Teslyn Baradon soupira et prit un air pincé. Ces derniers temps, Aviendha s’efforçait d’appeler les gens des terres mouillées par une partie de leur nom, comme ils le faisaient entre eux – quand elle procédait autrement, ils pensaient qu’elle avait un problème –, mais avec la sœur rouge, faire montre d’une telle familiarité lui semblait impensable.

— Je vous laisse à vos affaires, stupides gamines, marmonna la sœur. Faites plutôt attention à ne pas aller fourrer vos nez là où il ne faut pas.

Alors que Teslyn Baradon se détournait, rassemblant dignement sa jupe, Nynaeve la retint par le bras. Sauf exception comme Lan, les gens des terres mouillées étaient du genre expressif, et le dilemme intérieur de l’ancienne Sage-Dame était visible sur son visage comme un nez au milieu d’une figure.

— Teslyn, attends un peu… Joline et toi, vous êtes peut-être en danger. Je l’ai dit à Tylin, mais je suppose qu’elle a eu peur de vous le répéter. Ou qu’elle n’en a pas eu envie. Ce n’est pas le genre de chose dont on aime parler…

Nynaeve prit une grande inspiration, comme si elle songeait à ses propres appréhensions en la matière. Des craintes plus que justifiées. De toute façon, il n’y avait aucune honte à avoir peur, à condition de ne pas céder à la crainte et de ne pas la montrer. D’ailleurs, Aviendha sentit son ventre se nouer quand Nynaeve reprit :

— Moghedien est venue à Ebou Dar. Et elle y est peut-être encore. Avec un autre Rejeté, qui sait ? Et un gholam. Une créature des Ténèbres immunisée contre le Pouvoir. Ce monstre ressemble à un homme, mais il a été créé pour tuer les Aes Sedai. Les lames ne lui font rien et il peut se glisser dans un trou de souris. De plus, l’Ajah Noir est ici. Enfin, une tempête approche. Mais pas une vraie tempête… Je la sens, parce que j’ai ce don – un don d’Aes Sedai, peut-être. Une menace fond sur Ebou Dar, bien plus grave que le vent, la pluie ou la foudre.

— Des Rejetés, une tempête qui n’en est pas une et une créature des Ténèbres dont je n’ai jamais entendu parler, railla Teslyn Baradon. Sans oublier l’Ajah Noir ! Par la Lumière ! Rien que ça ? Et le Ténébreux en personne, tant qu’on y est.

Avec un sourire méprisant, la sœur rouge décrocha de sa manche la main de Nynaeve.

— Quand tu seras revenue à la Tour Blanche, que tu n’aurais jamais dû quitter, en robe blanche de novice, comme il convient, tu apprendras à ne pas perdre ton temps en vaines fantaisies. Et à ne surtout pas les raconter aux sœurs !

Après avoir balayé le petit groupe du regard, de nouveau en faisant comme si Aviendha n’existait pas, la sœur rouge s’éloigna d’un pas si vif que de pauvres serviteurs durent s’écarter pour ne pas être renversés sur son passage.

— Cette femme a l’outrecuidance de…, s’étrangla Nynaeve en tirant sur sa natte à deux mains. Alors que je me suis forcée à… (Elle dut reprendre son souffle.) Au moins, j’aurai essayé…

Non sans le regretter ensuite, apparemment.

— Exactement, approuva Elayne, et avec plus d’insistance qu’elle en méritait. Nous dénier le statut d’Aes Sedai ! Je ne supporterai plus ça de personne ! C’est un outrage.

— Peut-on se fier à une telle femme ? demanda Aviendha. Il faut peut-être nous assurer qu’elle ne se mêle pas de nos affaires.

L’Aielle baissa les yeux sur ses poings. Le genre d’arguments que Teslyn Baradon comprendrait. Cette femme méritait de tomber entre les mains de Moghedien ou de quelque créature des Ténèbres. Les imbéciles cherchaient le malheur avec une lanterne, et ils finissaient toujours par le trouver.