— C’est exact, ajouta nerveusement Sumeko. Les Aes Sedai devraient la prendre en charge.
Sibella approuva du chef et toutes les autres l’imitèrent. Convaincues d’être très inférieures aux Aes Sedai, ces femmes auraient sans doute préféré garder des Trollocs plutôt qu’une sœur…
Depuis qu’Ispan ne portait plus la cagoule, les regards désapprobateurs de Merilille et des autres sœurs avaient changé. Sareitha Tomanes – portant depuis peu son châle à franges marron, elle n’avait pas encore le visage sans âge d’une Aes Sedai – exprimait une révulsion qui aurait pu foudroyer à distance la sœur noire. Adeleas et Vandene, les mains serrant convulsivement le devant de leur robe, luttaient en vain pour cacher la haine que leur inspirait la traîtresse. Mais les regards qu’elles réservaient aux tricoteuses ne valaient guère mieux. Persuadées elles aussi que les femmes de la Famille leur étaient de loin inférieures, elles les méprisaient, mais ce n’était pas tout. Traîtresse ou non, Ispan était une des leurs – ou l’avait été – et elles seules avaient le droit de la châtier.
Aviendha approuvait de tout cœur. Une Promise qui trahissait ses sœurs mourait très lentement, et jamais sans connaître la honte.
Sans douceur, Nynaeve remit la cagoule – en réalité, un sac de cuir sans trous pour les yeux – sur la tête d’Ispan.
— Jusque-là, vous vous en êtes très bien sorties, et vous allez continuer. Si elle paraît reprendre ses esprits, redonnez-lui de ma mixture. Elle sera aussi ivre qu’une chèvre remplie de bière. Si elle refuse d’avaler, bouchez-lui le nez. Quand on fait ça, et qu’on menace de la cogner, même une Aes Sedai finit par avaler.
Reanne écarquilla les yeux et en resta bouche bée, comme toutes ses compagnes. À part Sumeko, qui hocha lentement la tête, mais ne put pas s’empêcher non plus de rouler des yeux comme des billes. Quand elles prononçaient les mots « Aes Sedai », ces femmes auraient tout aussi bien pu invoquer le Créateur. L’idée de pincer le nez d’une sœur – même complice des Ténèbres – les remplissait d’horreur.
À voir l’expression des Aes Sedai, ça les enchantait tout aussi peu.
Foudroyant Nynaeve du regard, Merilille ouvrit la bouche pour lâcher une aménité, mais Elayne arriva à son niveau à cet instant, et la sœur grise préféra s’en prendre à elle après avoir jeté un coup d’œil désapprobateur à Birgitte. Signe de son trouble, elle parla d’une voix haut perchée, alors qu’elle était plutôt du genre discret en temps normal.
— Elayne, il faut que tu dises un mot à Nynaeve. Ces femmes sont déjà désorientées et effrayées, et les perturber davantage ne donnera rien de bon. Si la Chaire d’Amyrlin a vraiment l’intention de les autoriser à venir à la tour… (Merilille secoua la tête comme si elle ne croyait pas un instant à ce qu’elle était en train de dire.) Eh bien, dans ce cas, il faut qu’elles sachent très précisément ce que sera leur place, et…
— C’est bien l’intention de la Chaire d’Amyrlin, coupa Elayne.
Pour Nynaeve, un ton ferme, c’était l’équivalent d’un poing brandi devant le nez de quelqu’un. La Fille-Héritière, elle, faisait dans la force tranquille.
— Ces femmes vont avoir une seconde chance, et si elles échouent, on ne les jettera pas dehors pour autant. Plus aucune femme capable de canaliser ne sera jamais expulsée de la Tour Blanche. Toutes en feront à jamais partie.
Tapotant nerveusement le manche de son couteau, Aviendha se demanda ce qu’il fallait penser de ça. Egwene, la Chaire d’Amyrlin à laquelle se référait Elayne, tenait en effet ce discours. C’était également une amie, mais pour elle, être une Aes Sedai passait avant tout. Pour son compte, Aviendha n’avait aucune envie de faire partie de la tour. Et elle aurait parié que Sorilea et les autres Matriarches partageaient ce sentiment.
Merilille soupira et croisa humblement les mains. Malgré cette apparente soumission, elle continua à parler d’un ton inhabituellement aigu :
— Si tu le dis, Elayne… Mais à propos d’Ispan, nous ne pouvons pas permettre que…
Elayne leva une main, passant de la force tranquille à l’autorité sereine.
— Assez, Merilille ! Vous devez déjà veiller sur la Coupe des Vents. Ce serait une charge suffisante pour n’importe qui. Et ça le sera pour vous.
Merilille fit mine d’insister, mais elle se ravisa et inclina la tête. Sous le regard assuré d’Elayne, les autres Aes Sedai l’imitèrent. Avec quelque réticence, pour la plupart, mais pas toutes. Sareitha ramassa vivement le baluchon rond qui gisait à ses pieds. Non sans peine, parce que ses bras n’étaient pas assez longs, elle serra la Coupe des Vents contre sa poitrine et fit un petit sourire nerveux à Elayne, comme pour lui montrer qu’elle ouvrait l’œil et le bon.
Les Atha’an Miere dévoraient le baluchon des yeux, se penchant en avant comme pour s’en emparer. Si elles l’avaient fait, Aviendha n’en aurait pas été plus surprise que ça. Les Aes Sedai s’en aperçurent aussi, Sareitha serrant plus fort le baluchon blanc et Merilille venant s’interposer entre sa collègue et les femmes du Peuple de la Mer. Toutes les sœurs firent un effort visible pour garder une expression neutre. Mais intérieurement, elles bouillaient. À leurs yeux, la Coupe des Vents leur revenait de droit – comme tout artefact utilisant ou utilisé par le Pouvoir, quel que soit son propriétaire légitime. Mais il y avait le fameux marché.
— Le soleil avance dans le ciel, Aes Sedai, lança Renaile din Calon, et le danger rôde. À vous en croire, en tout cas. Si vous pensez échapper à vos engagements en faisant traîner les choses, cessez de rêver ! Essayez de violer le marché, et sur le cœur de mon père, je retournerai aussitôt sur mon bateau. En exigeant la coupe comme dédommagement. Car elle est nôtre depuis la Dislocation du Monde.
— On ne parle pas ainsi à des Aes Sedai ! s’écria Reanne, scandalisée de la pointe de son chapeau de paille bleue à celle des chaussures qui dépassaient de ses jupons verts et blancs.
— Les mottes de saindoux auraient donc une langue, lâcha Renaile din Calon. Je m’étonne qu’elles osent s’en servir sans l’autorisation des sœurs.
Aussitôt, des injures retentirent dans la cour de l’écurie, les tricoteuses et les Atha’an Miere faisant assaut de véhémence. Des « sauvages », « chiffes molles » et bien d’autres gentillesses couvrirent la voix de Merilille, qui tentait en vain de faire taire les tricoteuses et de calmer les Atha’an Miere. Hors d’elles, plusieurs Régentes des Vents cessèrent de tapoter le manche de leur couteau pour refermer la main dessus. Alors que l’aura du saidar enveloppait plusieurs représentantes du Peuple de la Mer, les tricoteuses parurent surprises, mais ça ne les incita pas à se taire. Puis Sumeko s’unit à la Source, vite imitée par Tamarla et Chilares, une femme mince comme une liane aux doux yeux de biche.
Aviendha aurait voulu hurler de rage. Le sang allait couler, c’était certain. Bien entendu, elle soutiendrait le camp que choisirait Elayne, mais pour l’instant, sa presque-sœur regardait les Atha’an Miere et les tricoteuses avec la même rage froide. En matière de stupidité, chez elle-même ou chez les autres, la Fille-Héritière se montrait très intolérante. S’insulter entre alliées alors qu’un ennemi risquait d’arriver était sans doute le comble du crétinisme…
Aviendha serra très fort le manche de son couteau, puis elle s’unit au saidar, le torrent de vie et de joie qui déferla en elle lui donnant envie de pleurer. Les Matriarches recouraient au Pouvoir uniquement quand les mots avaient échoué, mais ici, ni le verbe ni l’acier ne seraient efficaces. Mais qui tuer en premier ? Là était toute la question…
— Assez ! hurla Nynaeve, son cri perçant obtenant immédiatement le silence.