Выбрать главу

— Le point de rendez-vous ne doit pas être loin, dit soudain Serailla.

À l’instant même, Ethenielle aperçut l’homme que Baldhere avait envoyé en éclaireur. Nommé Lomas, ce soldat au casque orné d’une crête en forme de tête de renard venait d’apparaître au sommet d’une butte, droit devant la colonne. Sa lance inclinée, il fit le signal indiquant que le lieu de rendez-vous était en vue.

Baldhere se tourna sur la selle de son hongre massif, cria aux hommes de s’arrêter – quand ça lui chantait, il avait une voix de stentor – puis il talonna sa monture pour rattraper la reine et sa conseillère.

Alors qu’il s’agissait d’une rencontre entre des alliés de longue date, Baldhere lâcha un ordre sec à Lomas quand il passa devant lui :

— Ouvre l’œil et réagis !

En d’autres termes, si les choses devaient tourner mal, il faudrait envoyer l’escorte au secours de la reine.

Ethenielle eut l’ombre d’un soupir quand elle vit Serailla approuver cet ordre du chef. Des alliés de longue date, certes… Mais le temps attirait les soupçons sur les plus solides amitiés, un peu comme un tas de fumier attire les mouches. Et ce qu’ils se préparaient à faire risquait fort de remuer le fumier et de faire s’envoler les mouches. Ces dernières années, trop de dirigeants, au sud, étaient morts ou avaient soudain disparu pour qu’on puisse se sentir à l’aise avec une couronne sur la tête. Et trop de pays avaient été rasés aussi radicalement qu’aurait pu le faire une armée de Trollocs. Qui qu’il soit vraiment, al’Thor devrait répondre de beaucoup de choses. Beaucoup, oui…

Derrière Lomas, la passe donnait sur une vallée presque trop étroite pour être digne de ce nom et semée d’arbres bien trop espacés les uns des autres pour avoir droit à l’appellation de « bosquet ». Si les lauréoles, les sapins et les pins conservaient encore un peu de verdure, tout comme quelques chênes, tous les autres arbres arboraient des feuillages jaunis voire des branches totalement dénudées. Un peu plus loin, au sud, se dressait la curiosité naturelle ayant motivé le choix de cet endroit pour la rencontre. Une flèche de pierre élancée qui évoquait une colonne de dentelle dorée brillant sous le soleil. Très nettement inclinée et en partie enfouie dans le sol aride d’un flanc de colline, elle dépassait cependant la cime des arbres de soixante-dix bons pieds. Dans les Collines Noires, tous les enfants assez grands pour ne plus être attachés par une laisse à la jupe de leur mère connaissaient cette curiosité. Mais il n’y avait pas un village alentour à moins de quatre jours de voyage, et personne ne se serait approché de la flèche volontairement – en tout cas, pas à moins de quatre lieues de distance. Au sujet de cet endroit, des rumeurs parlaient de visions qui rendaient fou, de cadavres ambulants et de téméraires morts sur le coup pour avoir touché la flèche.

Bien qu’elle ne se tînt pas pour superstitieuse, Ethenielle ne put s’empêcher de frissonner. Selon Nianh, la flèche était un vestige de l’Âge des Légendes – une relique parfaitement inoffensive. Avec un peu de chance, l’Aes Sedai n’aurait pas souvenir de cette conversation remontant à des années. Vraiment, il était dommage que les morts ne puissent pas être réveillés ici. D’après une légende, Kirukan avait décapité de ses mains un faux Dragon, puis porté les deux fils d’un autre homme capable de canaliser le pouvoir. Ou du même type, peut-être. Cette femme aurait su leur dire comment arriver à leurs fins… en restant entiers.

Comme prévu, les deux premières personnes qu’Ethenielle venait voir étaient déjà là, chacune avec deux assistants. Désormais, Paitar Nachiman avait bien plus de rides sur son visage long que le bel homme d’âge mûr qu’elle admirait étant jeune fille. Sans mentionner ses cheveux trop rares et plus que grisonnants… Fort judicieusement, il avait renoncé à la mode des tresses en vigueur en Arafel et portait une sorte de brosse. Cela dit, il se tenait très droit sur sa selle, sa veste verte brodée n’avait pas besoin de rembourrage aux épaules et il restait capable, la reine le savait, de manier l’épée avec toutes les compétences et la vigueur de sa défunte jeunesse.

Easar Togita, le crâne rasé à l’exception d’un toupet blanc comme neige, au sommet, portait une veste couleur bronze des plus ordinaires. Plus petit d’une bonne tête que le roi d’Arafel, et moins bien charpenté, il l’aurait pourtant presque fait passer pour un doux agneau. Easar du Shienar n’avait pas l’air menaçant – plutôt vaguement mélancolique, comme toujours – mais il aurait pu être fait du même métal que l’épée accrochée dans son dos.

Ethenielle se fiait à ces deux hommes et elle espérait que leurs liens familiaux renforceraient cette confiance. Depuis toujours, les mariages soudaient les liens entre les pays des Terres Frontalières au moins autant que leur guerre incessante contre la Flétrissure. Une fille d’Ethenielle était mariée au troisième fils d’Easar, et un de ses fils avait épousé la petite-fille préférée de Paitar. Un frère et deux sœurs unis à des parents des deux hommes venaient compléter le tableau.

Les « assistants » étaient aussi dissemblables les uns des autres que leurs rois. Comme toujours, Ishigari Terasian semblait à peine remis d’une gueule de bois phénoménale. Éléphantesque, il débordait de sa selle, sa belle veste rouge était toute froissée et il arborait une barbe de trois jours sous son regard chassieux.

Grand et mince, Kyril Shianri aurait pu disputer un concours d’élégance contre Baldhere. Des clochettes d’argent accrochées au revers de ses bottes, à ses gants et dans ses tresses, il était couvert de poussière et ruisselant de sueur. Ce n’était pourtant pas l’explication de son expression maussade, car il ne s’en défaisait jamais. Tout comme de sa façon de regarder tout le monde de haut, à part son roi. Si on allait au fond des choses, Shianri était un crétin – en Arafel, les rois daignaient rarement écouter leurs conseillers, car ils préféraient s’en remettre à leur épouse – mais il valait tout de même mieux que son apparence le laissait penser.

Agelmar Jagad, lui, aurait pu être une version plus grande et plus large d’Easar. Un homme très simple, banalement vêtu, mais lesté de plus d’armes encore que Baldhere. La mort attendant de frapper, en d’autres termes…

Aussi fluette que Serailla était corpulente, Alesune Chulin se distinguait par sa beauté et son caractère bouillant. Deux caractéristiques qu’elle ne partageait pas avec la conseillère d’Ethenielle, franchement ordinaire et radicalement imperturbable. À première vue, Alesune semblait née pour parader dans ses jolies robes de soie bleue. Mais la juger à son apparence, exactement comme pour Serailla, aurait été une grossière erreur.

— Que la Paix et la Lumière soient avec toi, Ethenielle du Kandor, marmonna Easar lorsque la reine se fut arrêtée devant les six cavaliers.

— Puisse la Lumière t’étreindre chaudement, Ethenielle du Kandor, s’exclama Paitar.

Il avait toujours le genre de voix qui fait battre plus vite le cœur des femmes. Pourtant, son épouse savait qu’il était à elle de la pointe des cheveux jusqu’au bout de ses bottes. De sa vie, Menuki n’avait jamais rien dû éprouver qui ressemblât de près ou de loin à de la jalousie. Tout simplement parce qu’elle n’en avait pas eu l’occasion.

Ethenielle sacrifia au protocole aussi brièvement que ses deux interlocuteurs. Puis elle demanda sans ambages s’ils avaient pu arriver jusque-là sans se faire remarquer.

Easar grogna, se pencha sur sa selle et foudroya la reine du regard. Un homme de fer – mais veuf depuis onze ans, et le cœur toujours brisé par son deuil. Dans le temps, il écrivait des poésies pour sa femme… Vraiment, il ne fallait jamais se fier aux apparences.