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En fait, il y avait de quoi s’étonner que Renaile n’ait pas rameuté toutes les Régentes des Vents présentes dans le port. S’imaginant entourée de trois ou quatre cents Atha’an Miere, Elayne, tout compte fait, remercia la Lumière qu’il n’y en ait que vingt.

Mais elle ne s’était pas campée là pour les compter. Chaque fois qu’une de ces femmes passait devant elle, elle en profitait pour évaluer sa puissance dans le Pouvoir. Jusque-là, distraite par ses efforts pour convaincre Renaile de les accompagner, elle n’avait pu en sonder qu’une poignée. Apparemment, chez les Régentes des Vents, la hiérarchie n’était pas déterminée en fonction de l’âge ou de la puissance. Renaile était loin d’être la plus puissante, ne figurant même pas parmi les trois ou quatre premières, alors qu’une des femmes qui fermaient la marche, Senine, arborait des cheveux gris et un visage parcheminé. Voyant de plus près les trous, dans ses oreilles, Elayne crut voir qu’elle avait jadis porté plus de six boucles – et plus larges que les actuelles, aurait-on dit.

La Fille-Héritière continua son recensement avec une satisfaction croissante, associant à des visages tous les noms qu’elle connaissait. Les Atha’an Miere les avaient bien piégées, Nynaeve et elle, ce qui risquait de leur valoir de gros ennuis auprès d’Egwene et du Hall, lorsque les termes du marché seraient connus, mais aucune de ces femmes n’aurait occupé une place très élevée dans la hiérarchie des Aes Sedai. Pas au bas de l’échelle, non, mais pas au sommet non plus. Non sans peine, Elayne parvint à étouffer une poussée de suffisance fort déplacée. Après tout, ça ne changeait rien au marché tel qu’il était. Cela dit, ces femmes étaient néanmoins le haut du panier – à Ebou Dar, en tout cas. S’il s’était agi de sœurs, chacune d’entre elles – de Kurin au regard de pierre à Renaile elle-même – aurait dû écouter humblement Elayne lorsqu’elle parlait et se lever quand elle entrait dans une pièce. Si elles avaient été des Aes Sedai respectant les règles, bien sûr…

Quand arriva la fin de la procession, Elayne sursauta lorsqu’une jeune Régente des Vents passa devant elle. Attachée à un des plus petits bateaux, Rainyn portait un chemisier en soie ordinaire et une demi-douzaine de médaillons, seulement, pendaient à sa chaîne nasale. Les deux apprenties, Talaan, plate comme un garçon, et Metarra aux grands yeux fermaient la marche, l’air quelque peu hagardes. Elles n’avaient pas encore gagné le droit de porter un anneau nasal – donc, pas de chaîne non plus, bien entendu – et une seule boucle d’or, dans leur oreille gauche, rappelait que les trois qu’elles arboraient dans la droite n’étaient pas totalement acquises.

Elayne suivit les trois femmes des yeux avec une insistance presque déplacée.

Presque toutes les Atha’an Miere se massèrent autour de Renaile, foudroyant comme elle du regard les Aes Sedai et la coupe. Les trois dernières restèrent un peu à l’écart, comme si elles doutaient d’avoir le droit d’être là. Croisant les bras pour imiter Renaile, Rainyn ne parvint pas à donner le change mieux que les deux autres. La Régente des Vents d’un dard de sable – un bateau nommé ainsi à cause de sa ressemblance avec ce poisson – se trouvait rarement en compagnie de la Régente des Vents de la Maîtresse des Vagues de son clan, sans même parler de la Régente des Vents de la Maîtresse des Navires, rien que ça !

Si Elayne avait sursauté, un peu plus tôt, c’était parce que Rainyn lui avait apparu au moins aussi puissante que Lelaine ou Romanda. Quant à Metarra, elle était carrément l’égale de la Fille-Héritière ! Restait Talaan… Si effacée dans son chemisier de lin, les yeux presque toujours baissés, cette Atha’an Miere-là n’était pas loin du niveau de Nynaeve ! Pas loin du tout… Plus troublant encore, Elayne, comme son amie, n’avait pas encore développé son plein potentiel. Sur ce plan, où en étaient Metarra et Talaan ? Au fil du temps, Elayne s’était habituée à l’idée que seuls les Rejetés et Nynaeve la dominaient en puissance. Bien sûr, il y avait aussi Egwene, mais elle avait en somme évolué à marche forcée, son potentiel n’étant pas supérieur à celui d’Elayne ou d’Aviendha.

Pour la suffisance, tu repasseras ! songea la Fille-Héritière.

De fait, la leçon était cuisante. Lini aurait dit que c’était bien fait, parce qu’elle avait toujours tendance à croire que tout était gagné d’avance pour elle.

Non sans ricaner sous cape, à sa propre intention, Elayne se retourna pour jeter un coup d’œil à Aviendha, mais les tricoteuses s’étaient massées devant le portail, toutes ratatinées sous les regards glaciaux de Careane et de Sareitha. Seule Sumeko gardait la tête haute, mais elle ne semblait pas disposée non plus à bouger. Kirstian, elle, paraissait sur le point d’éclater en sanglots.

Avec un soupir vite réprimé, Elayne fit s’écarter les tricoteuses afin de laisser la place aux domestiques qui attendaient de faire traverser les chevaux. Reanne et ses compagnes obéirent comme des brebis – Elayne jouait le rôle de la bergère, Merilille et les autres tenant celui des louves – et elles auraient plutôt filé comme des oies s’il n’y avait pas eu Ispan.

Comptant parmi les quatre tricoteuses aux cheveux grisonnants ou carrément blancs, Famelle tenait Ispan par un bras. L’œil plein de défi quand il ne se posait pas sur une Aes Sedai, Eldase la tenait par l’autre. Hésitant entre une prise ferme, histoire que la prisonnière tienne bien sur ses jambes, et un peu plus de douceur, afin de ne pas la brutaliser, les deux femmes avaient opté pour une pression qui ne suffisait pas à empêcher la sœur noire de tituber, les forçant sans cesse à la rattraper à un souffle de la chute.

— Pardonnez-moi, Aes Sedai, ne cessait de répéter Famelle à Ispan avec un discret accent du Tarabon. Oh ! je suis vraiment désolée !

Eldase se décomposait chaque fois que la prisonnière s’emmêlait les pieds. Comme si la sœur noire n’avait pas participé au meurtre de deux de leurs amies, et d’une infinité d’autres innocents. Bref, les deux tricoteuses se donnaient bien de la peine pour une femme qui n’avait plus longtemps à vivre. Sans parler du reste, les assassinats auxquels Ispan avait participé à la Tour Blanche suffisaient à sceller son sort.

— Conduisez-la de ce côté…, dit Elayne en désignant un point éloigné du portail.

Famelle et Eldase obéirent, s’inclinant si bas qu’elles faillirent faire tomber Ispan, puis s’excusèrent humblement de leur maladresse auprès d’Elayne et de la prisonnière toujours encagoulée.

Reanne et les autres suivirent le mouvement sans quitter des yeux les sœurs regroupées autour de Merilille.

Aussitôt, la guerre des regards recommença, les Aes Sedai foudroyant les tricoteuses, celles-ci lorgnant méchamment les Atha’an Miere – et ces dernières gratifiant tout le monde de coups d’œil assassins.

Elayne serra très fort les dents. Elle n’allait pas crier après ces femmes ! De toute façon, quand il s’agissait de beugler, Nynaeve obtenait de bien meilleurs résultats qu’elle. Mais elle aurait bien secoué comme un prunier chacune de ces idiotes, histoire de leur mettre un peu de plomb dans la cervelle. Nynaeve comprise, car elle était censée organiser tout ce petit monde, pas sonder les arbres avec l’air d’une poule qui a perdu ses poussins. Mais qu’aurait fait Elayne si Rand avait été condamné à mourir, sauf si elle trouvait un moyen de le sauver ?

Des larmes perlèrent aux paupières de la Fille-Héritière. Rand était condamné à mourir, et elle ne pouvait rien faire contre ça.

Pèle la pomme que tu tiens dans la main, petite, pas celle qui pend encore à l’arbre…

Elayne aurait juré entendre la voix de Lini murmurer à son oreille…

Les larmes sont pour après… Avant, elles font juste perdre du temps.