— Coladara avait des visiteuses, ajouta Paitar. Au nombre de sept. Dans les circonstances présentes, les emmener avec nous m’a paru plus prudent. Par bonheur, il n’a pas fallu beaucoup insister pour les convaincre. Aucune n’a résisté, pour tout dire…
— Que la Lumière éclaire et préserve nos âmes, soupira Ethenielle. (Elle entendit Serailla et Baldhere lui faire écho.) Huit sœurs, Paitar ? Rien que ça ?
À cette heure, la Tour Blanche devait être au courant de tous leurs plans.
— J’en ai cinq de plus avec moi, annonça Tenobia comme si elle parlait d’une paire de chaussures qu’elle venait d’acquérir. Elles me sont tombées dessus au moment où je sortais du Saldaea. Par hasard, j’en mettrais ma main au feu. D’ailleurs, elles ont eu l’air aussi surprises que moi. Dès qu’elles ont eu découvert ce que je faisais – j’ignore comment elles s’y sont prises, mais elles ont réussi –, je m’attendais à ce qu’elles courent voir Memara.
Un éclair rageur passa dans le regard de Tenobia. En lui envoyant une sœur chargée de l’intimider, Elaida avait fait une sacrée boulette !
— Mais Illeisien et les autres se sont montrées résolues à garder le secret. Autant que moi, et peut-être même plus.
— Peut-être, bougonna Ethenielle, mais ça nous fait quand même treize sœurs. Il suffit que l’une d’entre elles trouve le moyen d’envoyer un message. Quelques lignes seulement… Un soldat ou une servante judicieusement manipulés… Quelqu’un parmi nous pense être capable de les en empêcher ?
— Les dés ont jailli hors du godet, dit simplement Paitar.
En d’autres termes, quand le vin était tiré, il fallait le boire. Du point de vue d’Ethenielle, les natifs de l’Arafel étaient aussi bizarres que ceux du Saldaea.
— Quand nous serons plus loin au sud, dit Easar, avoir treize sœurs avec nous sera peut-être une bonne chose.
Un long silence suivit cette déclaration, dont personne ne voulait formuler à haute voix toutes les implications. Cette affaire n’avait rien à voir avec leur mission habituelle, face à la Flétrissure…
Tenobia éclata soudain de rire. Son hongre renâcla, mais elle le maintint fermement.
— Je veux avancer vers le sud le plus vite possible, cependant, je vous invite tous à dîner dans mon camp, ce soir. Vous parlerez avec Illeisien et les autres, histoire de voir si mon jugement recoupe le vôtre. Demain soir, nous pourrions nous retrouver dans le camp de Paitar, pour interroger les amies de sa chère Coladara.
Une proposition si raisonnable – et d’une si limpide évidence – qu’elle fut acceptée instantanément.
— Ethenielle, ajouta Tenobia comme si elle venait de se rappeler quelque chose, mon oncle Kalyan serait honoré d’être assis près de toi, ce soir. Il t’admire beaucoup.
Ethenielle jeta un coup d’œil à Kaylan Ramsin. Se tenant derrière Tenobia, il n’avait pas dit un mot, semblant à peine respirer tant il avait tout d’une statue. Mais quand leurs regards se croisèrent, Ethenielle vit dans celui du guerrier quelque chose qu’elle n’avait plus connu depuis la mort de son cher Brys. Cette lueur particulière indiquant qu’un homme ne la regardait pas comme une reine, mais comme une femme. Prise de court, elle en eut le souffle coupé.
Avec un petit sourire satisfait, Tenobia regarda successivement son oncle et la reine du Kandor.
Ethenielle faillit s’étouffer d’indignation. Le sourire aurait vendu la mèche, si les yeux de Kaylan ne l’avaient pas fait avant. Cette chipie envisageait de lui faire épouser ce type ? Une sale gamine se permettait de… ?
Sans crier gare, la mélancolie chassa la colère. Ethenielle était plus jeune que Tenobia lorsqu’elle avait arrangé le mariage de sa sœur Nazelle avec le seigneur Ismic. La raison d’État, toujours… Mais au bout du compte, et malgré toutes ses protestations, Nazelle avait fini par s’éprendre de son époux. À force de jouer les marieuses, la reine avait fini par considérer que ses propres noces ne l’engageraient pas à grand-chose. Dubitative, elle regarda de nouveau Kaylan. Son visage buriné n’exprimait plus qu’un respect de bon aloi, mais elle revit son regard si particulier. L’époux qu’elle se choisirait devrait être un homme d’acier, bien entendu. Cela dit, quand elle mariait ses enfants – contrairement à ses frères et sœurs – Ethenielle faisait toujours en sorte qu’ils aient au moins une chance de connaître l’amour. Et elle n’allait sûrement pas être moins exigeante en ce qui la concernait.
— Au lieu de perdre du temps à discutailler, dit-elle, le souffle toujours un peu court à son goût, si nous agissions enfin ?
Que la Lumière carbonise son âme ! Elle était une adulte, pas une adolescente qui vient de rencontrer un éventuel soupirant.
— Qu’en dites-vous ? insista-t-elle d’un ton plus ferme.
Tous les accords préalables avaient été scellés dans les fameuses lettres codées. Bien entendu, à mesure qu’ils avanceraient vers le sud, leurs plans devraient être ajustés au gré des circonstances. En réalité, ce rendez-vous n’avait qu’un objectif – célébrer une antique et simple cérémonie des Terres Frontalières qui avait eu lieu sept fois seulement depuis la Dislocation du Monde. Une cérémonie très simple, certes, mais qui les lierait les uns aux autres davantage que tous les serments, si puissants soient-ils.
Les quatre souverains firent s’approcher leurs montures et les assistants s’écartèrent.
Quand elle s’entailla la paume gauche avec son couteau, Ethenielle exhala un soupir. Tenobia taillada la sienne en riant, Paitar et Easar restant impassibles comme s’ils s’arrachaient une vulgaire écharde de bois de la chair. Puis quatre mains se tendirent et se touchèrent, leur sang se mêlant avant de venir s’écraser dans la poussière.
— Nous ne faisons plus qu’un, et jusqu’à la mort !
Liés les uns aux autres par le sang et par le sol ! Il ne leur restait plus qu’à trouver Rand al’Thor. Puis à faire ce qui s’imposait. Quel que soit le prix à payer.
Dès qu’elle fut sûre que Turanna pourrait s’asseoir sans aide sur le coussin, Verin se leva et laissa la sœur blanche prostrée boire son eau par petites gorgées. Ou essayer, en tout cas. Car ses dents cognaient contre la coupe d’argent, ce qui n’avait rien d’étonnant.
Le rabat de la tente n’étant pas bien haut, Verin dut se plier en deux pour glisser la tête dehors. Bien entendu, ce mouvement raviva la douleur qui lui vrillait les reins.
Elle ne redoutait en rien la femme en robe noire ordinaire qui tremblait de tous ses membres dans son dos. D’abord parce qu’elle maintenait fermement le bouclier qui l’isolait de la Source. Ensuite, parce qu’elle doutait que Turanna ait assez de force dans les jambes, dans son état, pour simplement envisager de lui sauter dessus – en supposant qu’une idée si extravagante puisse lui traverser l’esprit. Les sœurs blanches ne réfléchissaient pas comme ça…
Enfin, mal en point comme elle l’était, Turanna n’aurait sans doute pas pu canaliser un filament de Pouvoir, même si un bouclier ne l’avait pas coupée du saidar.
Le camp des Aiels couvrait toutes les collines derrière lesquelles se dressait Cairhien. Partout, des tentes couleur ocre emplissaient l’espace entre les rares arbres encore debout à cette courte distance de la ville. Quelques nuages de poussière flottaient dans l’air, mais comme la chaleur et les assauts d’un soleil brûlant, ce n’était pas de nature à déranger les Aiels. À l’instar d’une banale cité, le camp grouillait d’activité. Dans tous les coins, des hommes dépeçaient le gibier, réparaient les tentes, aiguisaient des couteaux ou fabriquaient les curieuses bottes souples que portaient tous les Aiels. Les femmes cuisinaient sur des feux de camp, surveillaient la cuisson du pain dans des fours en terre improvisés, tissaient sur de petits métiers de voyage ou surveillaient la poignée d’enfants qui accompagnait les guerriers. Partout, des gai’shain en robe blanche ployaient sous le poids d’invraisemblables fardeaux, battaient frénétiquement des tapis ou s’occupaient des mules et des chevaux de bât.