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Pas de colporteurs ni de boutiquiers. Et pas davantage de charrettes ou de carrosses. Une ville ? Plutôt un bon millier de villages massés les uns à côté des autres. Mais ici, les hommes étaient beaucoup plus nombreux, et presque tous, à part les forgerons qui frappaient sur leur enclume – et les gai’shain, bien sûr –, étaient armés jusqu’aux dents. Les femmes aussi, d’ailleurs…

Assez de gens pour égaler le nombre d’habitants de n’importe quelle mégalopole et pour noyer dans la masse quelques Aes Sedai prisonnières. Pourtant, Verin repéra une femme en robe noire qui avançait péniblement en traînant une grosse pile de pierres sur une peau de bœuf. La capuche dissimulait ses traits, mais dans le camp, seules les sœurs prisonnières portaient du noir. L’aura du Pouvoir l’enveloppant, la Matriarche qui isolait l’Aes Sedai de la Source la suivait à quelques pas, derrière les deux Promises qui n’hésitaient jamais à stimuler la sœur avec leurs badines chaque fois qu’elle ralentissait le pas.

Verin se demanda si ce spectacle n’était pas organisé à son intention. Le matin même, elle avait vu Coiren Saeldain, le visage ruisselant de sueur, gravir péniblement une pente avec sur le dos un énorme panier rempli de sable. Là aussi, une Matriarche suivait la prisonnière, également flanquée de deux Aiels aux épaules de colosses.

La veille, c’était Sarene Nemdhal qui assurait la « représentation ». Chargée de transvaser à mains nues l’eau d’un seau dans un autre seau – une corvée absurde, afin d’être encore plus humiliante –, elle recevait des coups de badine chaque fois qu’elle traînait des pieds et dès qu’elle renversait une seule goutte en tentant d’avancer trop vite.

Au mépris des risques, Sarene s’était arrêtée un instant pour demander à Verin pourquoi elle subissait un sort pareil. À l’évidence, elle n’espérait pas obtenir une réponse, et les inévitables Promises s’étaient empressées de « caresser » les côtes de leur victime bien avant que Verin ait pu commencer à en formuler une.

L’Aes Sedai étouffa un soupir. Malgré tout, elle n’aimait pas voir des sœurs subir un tel traitement, si nécessaire et justifié fût-il, mais il y avait davantage que ça. À l’évidence, un grand nombre de Matriarches entendaient… Quoi donc ? Lui faire bien saisir qu’être une sœur comptait pour du beurre dans ce camp ? Absurde ! Ce point avait été abondamment précisé des jours plus tôt. Ces femmes voulaient-elles faire comprendre à Verin qu’elle pouvait très bien finir dans une robe noire, elle aussi ? Pour l’instant, ça ne semblait pas d’actualité… Mais les Matriarches gardaient jalousement un grand nombre de secrets que la sœur aurait volontiers percés à jour. Parmi ces secrets, le moins important concernait la manière dont fonctionnait leur hiérarchie. Un sujet des plus secondaires, sauf pour quelqu’un dont la vie risquait bien d’en dépendre. Mais comment s’y retrouver ? Parfois, des femmes venaient prendre leurs ordres auprès d’autres femmes à qui elles avaient un peu plus tôt donné des instructions. Puis le rapport de force s’inversait, toujours sans rime ni raison. Cela dit, personne ne commandait Sorilea, et c’était peut-être la clé de la sécurité pour Verin. Enfin, d’une sécurité relative…

La sœur ne put étouffer un fort sentiment de satisfaction. Le matin même, au palais du Soleil, Sorilea avait voulu savoir ce qui humiliait le plus les gens des terres mouillées. Kiruna et les autres sœurs n’avaient pas compris le sens de cette question. Peut-être par peur de ce qu’elles risquaient d’apprendre, ou par crainte, si elles savaient, de la pression que subiraient alors leurs serments, elles ne faisaient aucun effort pour voir ce qui se passait hors du palais. Alors que le destin les avait poussées sur un chemin, elles se débattaient toujours pour se justifier de l’avoir pris. Verin, elle, avait d’excellentes raisons de suivre la voie qu’elle suivait, et elle poursuivait un objectif bien précis.

Dans sa bourse, elle gardait une liste qu’elle remettrait à Sorilea dès qu’elles seraient seules. Inutile que les autres sachent ! Parmi les prisonnières, plusieurs lui étaient inconnues, mais pour la plupart d’entre elles, la liste récapitulait bien les faiblesses que Sorilea recherchait. Pour les femmes en noir, la vie allait devenir beaucoup plus difficile. En revanche, les efforts de Verin avaient une bonne chance d’être récompensés.

Deux grands Aiels, chacun portant une hache en travers des épaules, étaient assis devant la tente. Concentrés sur un jeu de ficelle, ils avaient cependant levé les yeux dès que Verin avait mis la tête dehors. Puis Coram s’était levé d’un bond et Mendan l’avait imité après avoir rangé la ficelle dans les plis de ses vêtements. Si elle avait été debout, le sommet du crâne de Verin aurait à peine atteint la poitrine des deux hommes. Pourtant, elle aurait pu les renverser cul par-dessus tête et leur flanquer une fessée, si elle avait osé. À l’occasion, résister à la tentation s’était avéré difficile.

Coram et Mendan… Ses « guides », chargés de la préserver de tout « malentendu » éventuel dans le camp. Et de rapporter à qui de droit ses actes et ses propos. En un sens, elle aurait préféré avoir Tomas à ses côtés. Mais en un sens, seulement… Cacher des choses à son Champion était bien plus compliqué que rouler dans la farine deux parfaits inconnus.

— Coram, veux-tu aller dire à Colinda que j’en ai terminé avec Turanna Norill ? Et la prier de m’envoyer Katerine Alruddin ?

Verin entendait s’occuper d’abord des sœurs dépourvues de Champions. Sans répondre, et en hochant à peine la tête, Coram s’éloigna. Décidément, la courtoisie et les Aiels ne faisaient pas bon ménage.

Mendan s’assit sur les talons et riva ses yeux bleus sur Verin. Quoi qu’elle dise, un des deux hommes ne la quittait pas d’un pouce. Autour du front, Mendan portait un bandeau rouge sur lequel figurait l’antique symbole des Aes Sedai. Comme les autres hommes qui arboraient ce bandeau – et comme les Promises qui s’en paraient –, il semblait attendre que Verin commette une erreur. Désirer, même, qu’elle le fasse… Eh bien, ces gens n’étaient pas les premiers, et sûrement pas les plus dangereux. Depuis sa dernière véritable bévue, soixante et onze ans s’étaient écoulés…

Après avoir gratifié l’Aiel d’un vague sourire, Verin voulut rentrer la tête sous la tente, mais quelque chose attira son regard et la pétrifia sur place. Si Medan s’était brusquement décidé à l’égorger, elle ne s’en serait probablement pas aperçue…

Non loin de la tente, une dizaine de femmes agenouillées en ligne faisaient rouler des meules sur une pierre plate – un genre de « moulin » qu’on trouvait fréquemment dans les fermes isolées. D’autres femmes apportaient de pleins paniers de céréales et repartaient avec la farine ainsi produite. Leurs cheveux tenus en arrière par un foulard, les « meunières », neuf ou dix, c’était difficile à dire, portaient un chemisier clair sur une jupe sombre. Bien plus petite que les autres, l’une d’entre elles – la seule dont la crinière ne cascadait pas jusqu’à ses reins – n’arborait pas l’ombre d’un collier ou d’un bracelet. Quand elle leva les yeux et croisa le regard de Verin, le mécontentement déjà inscrit sur son visage brûlé par le soleil s’accentua. Un bref instant, avant qu’elle baisse de nouveau les yeux sur son ouvrage.

L’estomac retourné, Verin recula sous la tente. Irgain était une sœur verte. Du moins, elle avait appartenu à l’Ajah Vert jusqu’à ce que Rand al’Thor la calme. Être isolée de la Source brouillait le lien qu’on avait avec son Champion. Une fois calmée, on en était coupée, aussi sûrement que par la mort.