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Un des deux Champions d’Irgain avait été foudroyé par le choc. L’autre était mort en tentant de tailler en pièces des milliers d’Aiels, et sans faire le moindre effort pour essayer de leur échapper. Selon toute probabilité, Irgain devait regretter de n’être pas morte aussi. Calmée… Calmée…

Verin plaqua les mains sur son ventre. Non, elle n’allait pas vomir. N’avait-elle pas vu pire qu’une femme calmée ? Bien pire, même !

— Il n’y a aucun espoir, pas vrai ? marmonna Turanna. (Les yeux baissés sur sa coupe, au fond de laquelle elle semblait voir d’atroces choses, elle pleurait en silence.) Aucun espoir…

— Quand on cherche, il y a toujours un chemin, répondit Verin en tapotant distraitement l’épaule de la sœur. Il faut chercher sans trêve.

Les pensées tourbillonnaient dans la tête de Verin, et Turanna était le cadet de ses soucis. Le sort d’Irgain lui donnait la nausée, la Lumière lui en était témoin. Mais que fichait-elle à moudre du grain, habillée comme une Aielle ? L’avait-on mise là pour que Verin puisse la voir ? Une question idiote ! Même avec un ta’veren aussi puissant qu’al’Thor dans les environs, il y avait une limite au nombre de coïncidences acceptable. Avait-elle fait une erreur de calcul ? Au pire, ça ne pouvait pas être une énorme erreur. Mais parfois, les petites fautes se révélaient aussi mortelles que les grosses. Si Sorilea décidait de la briser, combien de temps résisterait-elle ? Très peu, il fallait le craindre. En un sens, cette Matriarche était aussi dure que tous les gens impitoyables que Verin avait rencontrés. Et rien de ce qu’on pouvait lui dire ne l’arrêtait…

Une angoisse à conserver pour plus tard. Dans sa situation, inutile d’en rajouter.

S’agenouillant, Verin tenta de réconforter Turanna, mais sans grand enthousiasme. À voir son apathie, la sœur blanche ne fut guère convaincue par des propos qui, de toute façon, sonnaient creux. Personne ne pouvait changer le destin de Turanna, excepté Turanna elle-même, et ça devait venir du plus profond de son être. Pour l’heure, elle pleurait simplement plus fort, mais toujours en silence…

L’arrivée de deux Matriarches et d’un duo de jeunes guerriers trop grands pour se tenir debout sous la tente ne fut pas loin d’un soulagement pour Verin. Se levant, elle salua les deux Aielles, mais aucune ne lui accorda une once d’attention.

Rousse aux yeux verts, Daviena écrasait Verin de toute sa taille. Aussi grande, Losaine aux yeux gris avait des cheveux noirs, mais qui donnaient des reflets roux au soleil. Faisant grise mine, les Aielles ne cachaient pas qu’elles se seraient volontiers passées de cette corvée. Pas assez puissantes dans le Pouvoir pour contrôler individuellement Turanna, elles s’étaient liées et leurs auras se confondaient alors même qu’elles étaient physiquement séparées – à croire qu’elles avaient passé leur vie à former des cercles !

Verin se força à sourire pour ne pas plisser le front. Où les Matriarches avaient-elles appris ça ? Une technique qu’elles ne possédaient pas quelques jours plus tôt, elle aurait parié son châle là-dessus !

Tout se passa très vite et sans heurt. Quand les deux guerriers forcèrent Turanna à se redresser, elle laissa tomber sa coupe d’argent – vide, fort heureusement pour elle – et ne résista pas le moins du monde. Une saine réaction, puisque chacun de ces types aurait pu la porter sous son bras comme un vulgaire sac de grain. En revanche, elle ouvrit la bouche et produisit un long gémissement qui n’eut pas l’heur d’intéresser les Aielles.

Étant le focus du cercle, Daviena prit le bouclier en charge, et Verin se coupa aussitôt de la Source. Ici, quels que soient les serments qu’elle avait prêtés, personne ne lui faisait assez confiance pour la laisser s’unir au saidar sans une raison bien précise. Et les Matriarches, si elle était restée connectée à la Source, n’auraient certainement pas manqué de s’en apercevoir.

Les guerriers traînèrent Turanna dehors, ses pieds nus glissant sur les tapis qui couvraient le sol, et les deux Aielles suivirent le mouvement.

Voilà, c’était terminé. Tout ce qui était possible avec Turanna avait été fait.

Avec un soupir, Verin se laissa tomber sur un coussin de couleur vive orné de pompons. Près d’elle, sur un plateau en corde tressée, reposaient deux coupes d’argent mal assorties et un pichet en étain. Quand elle se fut servie, la sœur but avidement. Son « travail » l’épuisait et lui desséchait la gorge. Alors qu’on était loin du soir, elle avait le sentiment d’avoir porté un coffre très lourd sur plusieurs lieues. Et dans des collines !

Après avoir reposé la coupe sur le plateau, la sœur tira de sa ceinture un petit carnet relié de cuir. Ici, on traînait toujours pour lui amener les personnes qu’elle demandait ! Autant en profiter pour consulter ses notes et en ajouter quelques-unes.

Sur les prisonnières, il n’y avait rien de plus à dire. Mais l’apparition de Cadsuane Melaidhrin, trois jours plus tôt, était un réel sujet d’inquiétude. Que cherchait-elle ? Ses compagnes ne comptaient pas, mais elle, c’était une véritable légende ! Et même la partie crédible de cette légende la classait parmi les gens hautement dangereux. Et imprévisibles…

Verin prit une plume dans l’écritoire de voyage qui ne la quittait jamais et saisit l’encrier qu’elle portait à la ceinture dans un étui.

Sans crier gare, une nouvelle Matriarche entra sous la tente.

Se levant d’un bond, Verin, dans sa hâte, laissa tomber son carnet. Alors qu’Aeron était incapable de canaliser le Pouvoir, elle la gratifia d’une révérence sans rapport avec le salut distrait réservé à Daviena et à Losaine. Penchée au maximum, elle tenta de récupérer son carnet, mais la Matriarche le lui subtilisa sous le nez. Sans frémir, la sœur se redressa et regarda la grande Aielle tourner lentement les pages.

Des yeux bleus glaciaux se rivèrent dans ceux de Verin.

— De beaux dessins et des notes intéressantes sur les fleurs et les plantes…, lâcha Aeron. Rien sur les questions qu’on t’a envoyée poser.

Elle lança le carnet à Verin – la façon aielle de « tendre un objet », sans doute.

— Merci, Matriarche, dit la sœur en remettant à sa place son précieux trésor. (À tout hasard, elle se fendit d’une seconde révérence.) J’ai l’habitude de consigner par écrit tout ce que je vois…

Un jour, pour la postérité, elle devrait bien se résigner à coucher par écrit le code qu’elle utilisait pour ses « textes personnels ». Dans sa chambre, au-dessus de la bibliothèque de la tour, des armoires et des coffres étaient remplis de carnets apparemment anodins. Un jour, oui, mais ce n’était pas pour tout de suite…

— Quant aux… hum… prisonnières, jusque-là, elles racontent toutes à peu près la même chose. Le Car’a’carn devait être « logé » à la tour jusqu’à l’Ultime Bataille. Et s’il a été malmené, c’est parce qu’il a tenté de s’évader. Mais vous savez sûrement déjà tout ça. N’ayez crainte, cependant, j’en apprendrai davantage.

La stricte vérité, même si ce n’était pas toute la vérité. Ayant vu trop de sœurs mourir, Verin ne tenait pas à en envoyer au tombeau sans avoir d’excellentes raisons pour ça. Mais comment décider quelles raisons étaient assez bonnes ? L’enlèvement du jeune al’Thor par une délégation censée négocier avec lui avait mis les Aiels en rage, donnant des envies de meurtre aux Matriarches. En revanche, les mauvais traitements subis par le jeune homme ne semblaient pas les perturber outre mesure…

Dans un cliquetis de bracelets d’or et d’ivoire, Aeron ajusta son châle sombre puis sonda le regard de Verin comme si elle essayait de lire ses pensées. Cette Matriarche paraissait assez haut placée dans la mystérieuse et fluctuante hiérarchie de son ordre. À l’occasion, Verin avait vu un sourire chaleureux s’afficher sur ce visage parcheminé, mais jamais quand Aeron regardait une Aes Sedai.