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« Nous n’aurions jamais soupçonné que ce serait vous qui échoueriez », avait-elle dit un jour à Verin. Une déclaration énigmatique, mais dont la suite, en revanche, s’était révélée claire comme de l’eau de roche. « Les Aes Sedai n’ont pas d’honneur. Donne-moi une raison de te soupçonner – l’équivalent d’un cheveu – et je te ligoterai de mes propres mains jusqu’à ce que tu ne puisses plus tenir debout. Deux cheveux, et je t’attacherai à un poteau, te laissant en pâture aux vautours et aux fourmis rouges. »

Verin battit des paupières, tentant de prendre un air conciliant et docile. Il ne fallait surtout pas oublier la docilité ! Et la soumission, son prolongement naturel. Ce n’était pas facile, lorsqu’on n’avait pas peur. En son temps, elle avait soutenu le regard de femmes et d’hommes bien plus durs qu’Aeron et qui ne voyaient pas la moindre objection, contrairement à la Matriarche, à l’abattre sur-le-champ comme une chienne. Mais pour qu’on la charge de poser les fameuses questions, elle n’avait pas dû ménager ses efforts. Pourquoi les gaspiller maintenant ?

Si seulement ces Aielles avaient été un peu plus expressives…

Soudain, Verin s’avisa qu’Aeron et elle n’étaient plus seules sous la tente. Deux Promises blondes venaient d’entrer, flanquant une femme en robe noire nettement plus petite qu’elles – en réalité, elles l’aidaient à marcher.

Légèrement en retrait, Verin reconnu Tialin, une Matriarche rousse à l’air maussade enveloppée de l’aura du saidar, puisqu’elle avait mission d’isoler la prisonnière de la Source.

Avisant les cheveux crasseux et emmêlés de la sœur, puis son visage maculé de poussière, Verin ne la reconnut pas tout de suite. Des pommettes hautes, mais pas tant que ça, un nez très légèrement crochu et des yeux presque imperceptiblement inclinés. Beldeine ! Beldeine Nyram ! Une des novices à qui elle avait dispensé des cours, par le passé.

— Si je puis me permettre, pourquoi m’avoir amené celle-là, alors que j’en avais demandé une autre ?

Beldeine n’avait pas de Champion. Étonnant pour une sœur verte ? Pas vraiment, en réalité. Nommée Aes Sedai depuis moins de trois ans, elle se montrait très difficile sur le choix de son premier Champion, comme toutes les sœurs de son ordre. Mais si les Aielles commençaient à choisir au hasard, la prochaine Aes Sedai risquait d’avoir deux ou trois Champions. Avant la fin de la journée, Verin pensait pouvoir s’occuper de deux sœurs supplémentaires – à condition qu’aucune n’ait de protecteur. Et si elle ratait son coup, il semblait peu probable qu’on lui donne une seconde chance avec une de ces femmes.

— Cette nuit, Katerine Alruddin s’est évadée, lâcha Tialin.

— Vous l’avez laissée s’enfuir ? s’écria Verin sans réfléchir.

La fatigue n’était pas une excuse. Mais les mots étaient sortis tout seuls de sa bouche. Et elle ne put pas s’empêcher de continuer sur cette voie :

— Comment peut-on être aussi stupide ? C’est une sœur rouge ! Puissante dans le Pouvoir, et loin d’être une poltronne. Le Car’a’carn est peut-être en danger. Pourquoi ne m’a-t-on pas prévenue plus tôt ?

— Parce que l’évasion a été découverte ce matin, marmonna une des Promises, le regard brillant de rage. Une Matriarche et deux Cor Darei ont été empoisonnés, et le gai’shain qui leur a apporté à boire a été retrouvé la gorge tranchée.

Aeron foudroya la Promise du regard.

— Carahuin, était-ce à toi que s’adressait la question ?

Les deux Promises se concentrèrent soudain sur la délicate mission d’empêcher Beldeine de s’écrouler. Alors qu’Aeron l’avait à peine regardée, Tialin baissa les yeux.

— Verin Mathwin, l’inquiétude que tu éprouves pour Rand al’Thor est tout à ton… honneur. Mais ne t’en fais pas, nous veillerons sur lui. En revanche, une apprentie ne parle pas sur ce ton à une Matriarche, Verin Aes Sedai !

Ravalant un soupir, Verin se fendit d’une troisième révérence. Dans un coin de sa tête, elle regretta de ne plus être aussi mince et souple que lors de son arrivée à la tour. Ces révérences et ces courbettes n’étaient plus de son âge.

— Pardonnez-moi, Matriarche, dit-elle humblement.

Katerine, évadée ! Tout était clair, à présent, en tout cas pour elle, sinon pour les Aielles.

— L’angoisse a obscurci mon jugement…

Dommage qu’elle n’ait aucun moyen d’assurer que Katerine périsse dans un accident…

— À l’avenir, je ferai en sorte de rester à ma place…

Aeron ne réagit pas, comme si ces excuses la laissaient de marbre.

— Matriarche, puis-je prendre en charge le boulier de la prisonnière ?

Sans regarder Tialin, Aeron acquiesça. Aussitôt, Verin s’unit à la Source et prit le relais du bouclier que la Matriarche rousse ne maintenait plus. Vraiment, la hiérarchie des Matriarches avait de quoi surprendre. Des femmes incapables de canaliser le Pouvoir commandaient celles qui en avaient l’aptitude. Alors qu’elle était quasiment l’égale de Verin, Tialin regardait Aeron avec presque autant de respect craintif que les deux Promises. D’ailleurs, quand celles-ci se retirèrent, laissant Beldeine tituber sur ses jambes, elle leur emboîta vivement le pas.

Aeron, elle, ne sortit pas tout de suite.

— Interdiction de parler de Katerine Alruddin au Car’a’carn, dit-elle. Il a assez de soucis comme ça. Inutile de l’ennuyer avec des détails.

— Je ne lui dirai rien, s’empressa de promettre Verin.

Des détails ? Une sœur rouge du calibre de Katerine n’était sûrement pas un « détail ». Cette affaire méritait peut-être une note. Il allait falloir y réfléchir.

— Tiens ta langue, Verin Mathwin, si tu ne veux pas t’en servir pour hurler !

Estimant qu’il n’y avait rien à répondre à ça, Verin y alla d’une autre révérence. La soumission, toujours. Mais bon sang ! ce qu’elle avait mal aux genoux !

Dès qu’Aeron fut sortie, la sœur s’autorisa un soupir de soulagement. Un moment, elle avait craint que la Matriarche décide de s’incruster. Obtenir la permission de rester seule avec les prisonnières avait été presque aussi difficile que convaincre Sorilea et Amys qu’il fallait les interroger – en confiant la séance à une personne familière de la Tour Blanche. Si les Aielles découvraient que leur décision avait été quelque peu… influencée… Encore un souci à garder pour plus tard. Décidément, la liste s’allongeait…

— Il y a assez d’eau pour que tu te débarbouilles, dit Verin à Beldeine. Et si tu veux, je te guérirai.

Toutes les prisonnières portaient au minimum quelques contusions. Les Aiels ne les frappaient pas, sauf quand elles renversaient de l’eau ou renâclaient devant une corvée – les refus purement verbaux étaient accueillis par des éclats de rire méprisants, rien de plus – mais ils les traitaient comme du bétail, et les badines laissaient bien entendu des traces.

Accessoirement, la guérison rendait le… reste… plus facile.

Oscillant sur ses jambes, crasseuse et ruisselante de sueur, Beldeine trouva encore la force de se montrer hautaine.

— Plutôt me vider de mon sang qu’être guérie par toi ! J’aurais dû m’attendre à te voir ramper devant ces Naturelles – de vulgaires sauvages – mais de là à te voir leur révéler certains secrets de la tour ! C’est une trahison, Verin ! Un comportement de renégate ! Bien sûr, si ça ne t’arrête pas, je suppose que tu ne reculeras plus devant rien. À part la technique requise pour se lier, qu’avez-vous appris d’autre à ces femmes, toi et tes compagnes ?

Sans daigner rétablir la vérité, Verin eut un claquement de langue agacé. À force de lever la tête pour regarder des Aielles, elle avait mal au cou – pour ne rien arranger, Beldeine aussi était plus grande qu’elle –, ses genoux la mettaient à la torture et, en ce jour, bien trop de femmes qui auraient dû lui manifester du respect l’avaient regardée de haut. Qui aurait dû savoir mieux qu’une sœur qu’une Aes Sedai devait montrer plusieurs visages lorsqu’elle arpentait le monde ? On ne pouvait pas toujours intimider les gens, ni leur taper dessus à bras raccourcis. De plus, ne valait-il pas mieux se comporter comme une novice qu’être punie en tant que telle, surtout quand on n’avait rien d’autre à y gagner que de la souffrance et des humiliations ? Kiruna elle-même aurait reconnu le bien-fondé de ce raisonnement.