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Il y a tant de signes dans le ciel. Je me souviens de toutes ces nuits d’été, lorsque nous étions couchés dans l’herbe du jardin, et que nous guettions les étoiles filantes. Un soir, nous avons vu une pluie d’étoiles, et Mam a dit tout de suite : « C’est un signe de guerre. » Mais elle s’est tue parce que notre père n’aime pas qu’on dise des choses comme cela. Nous avons regardé longtemps les traînées incandescentes qui traversaient le ciel dans tous les sens, certaines si longues que nous pouvions les suivre du regard, d’autres très brèves, qui explosaient aussitôt. Aujourd’hui encore, je sais que Laure, comme moi, cherche à voir dans les nuits d’été ces traits de feu qui tracent la destinée des hommes et permettent aux secrets de se réaliser. Nous regardons le ciel avec une telle attention que la tête nous tourne, que nous titubons de vertige. J’entends Mam qui parle bas à mon père, mais je ne comprends pas le sens de leurs paroles. À l’est, allant jusqu’au nord, il y a le grand fleuve pâle de la Galaxie, qui forme des îles près de la Croix du Cygne, et coule vers Orion. Un peu au-dessus, du côté de notre maison, j’aperçois la lueur confuse des Pléiades, pareilles à des lucioles. Je connais chaque endroit du ciel, chaque constellation. Mon père nous enseigne le ciel nocturne, et chaque soir, ou presque, il nous montre leur place sur une grande carte épinglée sur le mur de son bureau. « Celui qui connaît bien le ciel ne peut rien craindre de la mer », dit mon père. Lui qui est tellement secret, silencieux, quand il s’agit d’étoiles, il parle, il s’anime, ses yeux brillent. Il dit alors de belles choses sur le monde, sur la mer, sur Dieu. Il parle des voyages des grands marins, ceux qui ont découvert la route des Indes, l’Océanie, l’Amérique. Dans l’odeur du tabac qui flotte dans son bureau, je regarde les cartes. Il parle de Cook, de Drake, de Magellan qui découvrait les mers du Sud sur le Victoria, puis qui est mort dans les îles de la Sonde. Il parle de Tasman, de Biscœ, de Wilkes qui est allé jusqu’aux glaces éternelles du pôle Sud, et aussi des voyageurs extraordinaires, Marco Polo en Chine, de Soto en Amérique, Orellana qui a remonté le fleuve des Amazones, Gmelin qui est allé au bout de la Sibérie, Mungo Park, Stanley, Livingstone, Prjevalski. J’écoute ces histoires, les noms de pays, l’Afrique, le Tibet, les îles du Sud : ce sont des noms magiques, ils sont pour moi comme les noms des étoiles, comme les dessins des constellations. Le soir, couché sur mon lit de camp, j’écoute le bruit de la mer qui vient, le vent dans les aiguilles des filaos. Alors je pense à tous ces noms, il me semble que le ciel nocturne s’ouvre, et que je suis sur un navire aux voiles gonflées, sur la mer infinie, voguant jusqu’à Moluques, jusqu’à la baie de l’Astrolabe, jusqu’à Fidji, Moorea. Sur le pont de ce navire, avant de m’endormir, je vois le ciel comme je ne l’ai jamais vu encore, si grand, bleu sombre sur la mer phosphorescente. Je passe lentement de l’autre côté de l’horizon, et je vogue vers les Rois Mages, vers la Croix du Sud.

Je me souviens de mon premier voyage en mer. C’était en janvier, je crois, parce que alors la chaleur est torride bien avant l’aube, et qu’il n’y a pas un souffle sur l’Enfoncement du Boucan. Dès la première aube, sans faire de bruit, je me glisse hors de la chambre. Il n’y a pas encore de bruit dehors, et tout le monde dort dans la maison. Seule une lueur brille dans la hutte du capt’n Cook, mais à cette heure-ci, il ne s’occupe de personne. Il regarde le ciel gris en attendant que le jour se lève. Peut-être que le riz est déjà en train de bouillir, dans la grande marmite noire au-dessus du feu. Pour ne pas faire de bruit, je marche pieds nus sur la terre sèche de l’allée, jusqu’au bout du jardin. Denis m’attend sous le grand arbre chalta, et quand je suis là, il se lève sans dire un mot, et il commence à marcher vers la mer. Il va vite à travers les plantations, sans se soucier de moi qui m’essouffle. Des tourterelles courent entre les cannes, craintives mais sans oser s’envoler. Quand la lumière du jour apparaît, nous avons rejoint la route de Rivière Noire. La terre est déjà chaude sous mes pieds, et l’air sent la poussière. Déjà les premiers chars à bœufs roulent sur les chemins des plantations, et je vois au loin la fumée blanche des cheminées des sucreries. J’attends le bruit du vent. Soudain Denis s’arrête. Nous restons immobiles au milieu des cannes. J’entends alors la rumeur des vagues sur les récifs. « Gros la mer », dit Denis. Le vent de la marée vient vers nous.

Nous arrivons à la Rivière Noire au moment où le soleil se lève derrière les montagnes. Je n’ai jamais été si loin du Boucan, et mon cœur bat fort tandis que je cours derrière la silhouette noire de Denis. Nous traversons la rivière à gué, près de l’estuaire, et l’eau froide nous enveloppe jusqu’à la taille, puis nous marchons le long des dunes de sable noir. Sur la plage sont les pirogues des pêcheurs, alignées sur le sable, certaines avec l’étrave déjà dans l’eau. Les hommes poussent les pirogues dans les vagues, tiennent la corde de la voile que le vent de la marée gonfle et fait claquer. La pirogue de Denis est au bout de la plage. Il y a deux hommes qui la poussent vers la mer, un vieil homme au visage ridé et couleur de cuivre, et un grand Noir athlétique. Avec eux il y a une jeune femme très belle, debout sur la plage, les cheveux serrés dans un foulard rouge. « C’est ma sœur, dit Denis, fièrement. Et lui, c’est son fiancé. La pirogue est à lui. » La jeune femme voit Denis, elle l’appelle. Ensemble nous poussons la pirogue à l’eau. Quand la vague détache l’arrière de la pirogue, Denis me crie : « Monte ! » Et lui-même saute à bord. Il court vers l’avant, s’empare de la perche, pour guider la pirogue vers le large. Le vent au plus près gonfle la grande voile comme un drap, et la pirogue bondit à travers les lames. Nous sommes déjà loin du rivage. Trempés par les vagues qui déferlent, je grelotte, mais je regarde la terre noire qui s’éloigne. Il y a si longtemps que, j’attends ce jour ! Denis m’a parlé un jour de la mer, de cette pirogue, et je lui ai demandé : « Quand est-ce que tu m’emmèneras avec toi sur la pirogue ? » Il m’a regardé sans rien dire, comme s’il réfléchissait. Moi je n’en ai parlé à personne, pas même à Laure, parce que j’ai eu peur qu’elle ne le dise à mon père. Laure n’aime pas la mer, peut-être qu’elle a peur que je me noie. Alors, quand je suis parti, ce matin, pieds nus pour ne pas faire de bruit, elle s’est retournée dans son lit vers le mur, pour ne pas me voir.